Chapitre 1

Petite Verte

Je ne voulais pas y aller. Il y a des matins, on se lève en pensant que tout va bien se passer. On se dit : c’est dans la poche. Aujourd’hui c’est facile. Un petit incident arrive. Une petite chose simple et sans importance. Ce matin la serrure est grippée. Je n’arrive pas à fermer la porte de mon appartement. Un petit point qui n’est qu’un petit point, une petite chose sans gravité que l’on remarque à peine. Cela me prend un moment, mais la clé finit par tourner.

Quelqu’un a dû manger des crevettes hier, la poubelle est formelle. J’ouvre la porte de l’immeuble. Une lumière sauvage, extracitadine, m’éblouit. Quelle beauté, me dis-je ! Quel enfer sur terre ! Il s’agit d’une journée pour moi. Mes clients sont en vacances, je n’ai rien de prévu, je vais pouvoir marcher. Cela fait plusieurs semaines que je pense sans cesse à ce projet. Je suis comme cela, j’ai besoin d’obsessions pour avancer. En trois ans dans ce pays, j’ai vu peu à peu naître en moi le projet très simple d’escalader cette montagne que l’on voit au loin de partout dans la ville.

Large et grotesque monument vert planté aux abords d’un complexe architectural urbain parfait. Élément de nature indispensable, la traduction de son nom indigène est « Petite Verte », ce qui ne la rend que plus risible. Comment une montagne peut-elle faire rire ? C’est un phénomène étrange, ici tout le monde ou presque se moque de cette montagne-forêt, sans doute à cause de son nom. Peut-être percerai-je un jour le mystère de l’humour local, une légende doit m’avoir échappée.

J’ai envie de tout abandonner aujourd’hui. De marcher jusqu’à cette montagne, et au-delà même. C’est tellement difficile d’aller jusqu’au bout des choses. Tellement difficile de s’engager. J’admire tous ces gens qui dédient leur vie à leur métier, à un sujet d’intérêt. Qui arrivent à se passionner. Qui ne lâchent pas à la première difficulté, comme moi. Les monomaniaques en tout genre… Mes manies sont de courtes durées, et je sais quelle celle-ci ne fera pas long feu, une fois le sommet atteint.

Premier vrai jour de repos, en trois ans que je vis ici, et je n’ai qu’une envie : marcher en forme de fuite. Alors je me lance. Je marche sans plaisir. Malgré la beauté de cet air dans mes poumons. C’est un air frais, quelque peu graissé par le parfum des jasmins de printemps, ce parfum charnel qui semble provenir de fleurs surdimensionnées.

J’ai cru longtemps que je serai un grand marcheur, capable de faire le tour du monde à pied. D’user mes semelles comme aucun autre. Cette petite marche de quelques kilomètres m’épuise déjà pourtant. Mais il faut tenir bon. La Petite Verte a déjà grossi et je dois tenir le pas.

Je dois m’arrêter pour acheter des provisions et un chapeau. Le soleil est plus fou encore que ce je pensais. Déjà, les rues bien lisses que j’ai empruntées tous les jours montrent des signes de faiblesse. L’on peut voir également que l’activité est plus lente par ici. C’est une fleur sur le trottoir qui me l’a dit. Elle me raconte que les gens d’ici circulent moins, que l’on pense moins à eux et que la vie s’en écoule d’autant plus paisiblement. Les jardins paraissent plus grands. Les maisons moins propres. Le ciel plus ouvert. Les arbres paissent au vent. Je n’ai rien à leur envier, moi qui marche. Je passe devant eux fier d’avoir des jambes. Ils restent majestueux, majestueux d’être majestueux.

Des chiens sans maîtres se promènent. Ils me saluent de leur regard attentif. Dans la petite cour de cette maison, plusieurs hommes sont affairés à travailler le bois. Ça ponce, on entend le bruit régulier comme une machine, du rythme syncopé. Ils ne lèvent pas la tête quand je passe. Si bien que je m’arrête un instant, tentant de comprendre ce qu’ils fabriquent.

Ils ne lèvent pas le regard de leur ouvrage, tout de transe dans la stance de leur geste d’horlogerie. Les essences qu’ils travaillent doivent provenir de la montagne proche, ce sont des couleurs et des nervures qui me sont familières. J’imagine toute une filière, de père en fille en fils, organisée autour de ce bois. Qui le coupe, qui le transporte, qui l’entrepose, le vend et qui le scie, qui le sent, qui le sculpte et le ponce, qui l’observe, l’aime et le collectionne puis qui le vend.

Dans la ville, il est vrai que l’on voit de ce bois, dans ce café où j’aime bien tracer quelques lettres le matin. La table est de ce bois. L’image de la table m’est revenue toute colorée, comme une carte d’un pays apprise à l’école. Je suis certain que les tables des écoliers du pays sont de ce bois. Être d’un bois. Un camion démarre. Je passe mon chemin, abandonnant ce hameau de menuisiers et d’ébénistes. Désormais, c’est une longue route droite. Jamais la montagne qui les fait rire n’a été aussi proche, et pourtant, personne pour rire avec moi. La route droite prendra fin bientôt, et je ne verrai plus que courbes et dévers. En attendant, je marche d’un pas solide. Le soleil menace de se coucher tôt si je n’atteins pas un abri bientôt. Je n’avais pas prévu grand-chose, car je comptais sur la chance, mais la chance ne comptait peut-être pas sur moi.

Je me retourne une dernière fois sur la ville illuminée. Cette ville où j’ai passé trois ans à apprendre tout ce que je pouvais apprendre de cette culture étrange et simple. Dans son petit manteau orangé, elle se prépare à un repos bien mérité. Devant moi maintenant, la montagne vibrante ne m’a plus l’air si étrange. Elle m’accueille à cœur ouvert, prête à m’engloutir dans son giron feuillu.

Et pourtant j’hésite. Je ralentis mon pas, je l’étire, savourant ce qui me paraît être les derniers instants civilisés de mon voyage. Je me pose aussi ces questions, simples, impossibles à répondre : pourquoi ai-je attendu toutes ces années pour venir m’aventurer jusqu’ici ? Et pourquoi ai-je construit une vie quotidienne dans ce pays sans attache pour moi, pourquoi ai-je voulu absolument créer une routine ? Devant quel ordre supérieur de l’ennui me suis-je incliné sans y penser en prenant ce travail de col blanc sans âme ?

Je sais que, faute de réponse, il faudra bien que quelque chose me pousse au-delà de moi pour franchir ce dernier pas qui sépare la route propre, lisse, bitumée qui s’achève ici, laissant la place non pas à un chemin de terre inférieur de tout point de vue, mais au chaos enchanté d’un bois dense, bruyant et parfumé.

L’air est chargé de nuit fraîche, un vent frêle me rappelle que la mer n’est pas loin. Sans doute, du haut de la Petite Verte je pourrais voir le Grand Bleu. J’y serai au matin. En quittant mon appartement plus tôt, je pensais naïvement faire l’aller-retour dans la journée. J’avais sous-estimé mon envie de flâner, et mon inconséquence m’a porté d’artères en avenues, d’avenues en ruelles, de ruelles en venelles en ce chemin vaguement tracé parmi les buissons et les troncs massifs. Je dis vaguement, car tout me porte à croire que cette petite montagne n’est nullement inexplorée. Comme toute nature environnante de ces métropoles géantes, quoique celle-ci reste modeste, l’humain y a déjà tourné dix fois sa pelle et sa machette pour y asseoir sa domination.

Pénétrant dans la Petite Verte, pour la première fois, je ne peux m’empêcher de ressentir une excitation qui me rappelle à mon enfance, mon adolescence, et à cette époque où ma rébellion naturelle me poussait à m’échapper par la fenêtre chaque nuit, juste pour la griserie de goûter à une fraîcheur secrète. La plupart de mes excursions se limitaient aux abords de notre jardin familial, mais ma seule présence, dans un autre endroit que celui où j’étais censé me trouver, me gonflait d’un orgueil violent, portant un érotisme inconnu proche de celui qui me traverse maintenant, m’appuyant au passage entre deux arbres, sentant ma main contre l’écorce rugueuse et épaisse de ces arbres massifs et silencieux, mon sexe se durcit.

La lune puissante perce les feuillages impassibles. La pente commence à se raidir. Mon pas est solide, je suis déterminé, lent et méthodique. J’abats le sentier que je devine, sans laisser d’espace à la fatigue. Je n’ai ni froid ni chaud, mes quelques noix et ma bouteille d’eau, pesant dans le sac en toile que je porte enroulé autour de ma main gauche, m’assureront plus tard un réconfort bien mérité. Étrangement depuis mon départ, je n’ai presque pas pensé à ma vie d’avant et cela me va à ravir.

Je ne suis pas trop inquiet pour tous ces gens habitués à ma présence, et qui verront mon poste vide demain. Le chantier continuera, personne n’est irremplaçable et surtout pas un étranger comme moi !

Peu de temps avant de quitter mon pays pour ce nouvel eldorado, j’ai vécu une passion soudaine pour les arbres et les plantes. Durant quelques semaines j’ai découvert ce que les mots suivants signifient : Acacia, Frêne, Catapla, Charme, Érable... J’ai appris, ou réappris, que chaque essence possède, sa texture de tronc, sa façon de s’incliner au vent ou son impassible rigidité. Certaines espèces ont des feuilles plus claires d’un côté que de l’autre. Certains arbres fleurissent de fleurs qui poussent par milliers.

La nuit est plus épaisse désormais et il m’est impossible de connaître les noms de mes nouveaux amis d’un soir. Leur présence est rassurante, et je vais l’expliquer maintenant. Je viens de passer, je pense, le cap au-delà duquel faire demi-tour me paraît impossible, et, le souffle court, je m’arrête un instant pour contempler la forme de vide dans laquelle je viens de me plonger. De toutes mes forces, et depuis des heures, je marche. Sans n’avoir jamais interrogé cette énergie brute qui me pousse à abandonner derrière moi les sentiers de la ville. Je pense que la plupart des gens que vous connaissez auraient peur. Sans doute, vous-même auriez vous peur. À juste titre, sortir de son confort demande toujours un effort. J’en suis sorti plusieurs fois, et en général j’ai fait demi-tour, j’ai abandonné mon projet d’exploration « tout droit », de peur de ne pas avoir assez de sécurité, assez de calories, etc. De tout temps mes projets de folies simples ont toujours étaient ramenés à une raison molle. Mais je tombe de fatigue, et cette pause inattendue risque de se transformer sous peu en nuit noire comme l’encre éteinte tout alentour. Je m’allonge au pied d’un arbre de toute majesté, aux feuilles bien précises, cela ne sert en rien mon histoire, aussi je n’insiste pas de ce qui doit faire une chose, mais je pense...

Au matin, c’est un chant d’oiseau qui me réveille. J’ouvre les yeux sur l’immensité verte plantée là. Ma direction est claire : suivre le sens de la montée. Il ne doit rester que quelques kilomètres jusqu’au sommet. Derrière moi, dans le fouillis des feuilles la forêt dort encore, la marée nocturne est encore haute, alors qu’ici un semblant de clairière met au jour un ciel bleu.

Je crois que j’ai rêvé de la ville, d’une ancienne ville abandonnée. Je me sens bien mieux ici que dans ce rêve gris.

J’attrape dans mon sac quelques noix achetées la veille. Il me reste deux grandes bouteilles d’eau. Je suis encore un peu sonné par cette nuit inattendue. Je me croyais plus robuste. Mes camarades ne m’auraient jamais laissé céder à cet évanouissement. Mais cette forêt m’a accueillie sans m’opposer la moindre résistance. La nuit fut douce. Je crois que j’ai rêvé de mon travail, d’un bureau, d’une activité de fourmis, nombreuses, agités, infatigables.

Les oiseaux accompagnent cette matinée joyeuse. Le ciel bleu tendu au-dessus des cimes. Il n’a pas plu depuis plusieurs semaines, la Petite Verte n’a pas porté son Chapeau-Nuage depuis que mes parents sont venus me voir. Je me souviens de la date précise, car ma mère m’avait fait la remarque : depuis l’avion, on voyait cette petite montagne avec son drôle de nuage sur la tête et ce matin, il avait disparu. C’était il y a dix jours exactement. Je ne les avais pas vus depuis cinq ans.

Ma promenade continue parmi des arbres massifs qui semblent de plus en plus hauts. Les arbres ne poussent pas jusqu’au ciel, dit-on dans ma branche, mais ces pins solides semblent se donner tout le mal nécessaire pour y parvenir. Je commence à me sentir vraiment petit parmi ses calmes géants. Ils m’ont bien accueilli pour la nuit. Je craignais de rencontrer les ronces et les nuisibles, mais tout est étonnamment calme et harmonieux. J’entends bien quelques craquements ci et là, des animaux curieux qui doivent épier mes gestes depuis hier, mais aucune rencontre pour l’instant. J’espère les croiser, j’ai deux trois choses à leur dire. Le vert intense du bas de la montagne a été remplacé par une palette plus nuancée, la terre est bien visible, c’est une terre plus claire que d’habitude, sorte de café au lait ou de sucre canne, qui m’ouvrirait bien l’appétit. Un autre appétit a débuté depuis ce matin, une faim de pas, une faim d’avancer.

Il est grisant de sortir enfin de la grisaille, j’aime vraiment cette ville claire et malgré mes difficultés à comprendre la langue, je crois que j’aime bien ses habitants. J’aime les odeurs originales de cette ville, ces mélanges élégants de cuisine raffinée, exotique (pour moi) et d’arbres fruitiers en fleur. Ces cafés aux portes toujours ouvertes telles des fleurs ouvertes aux abeilles gourmandes. Et dans ma rêverie de ce qui me plaira de retrouver bientôt, un parfum me parvient, parfum qui me touche droit au cœur, sans ambages. C’est une odeur verte et fraîche : l’odeur du jardin que l’on arrose. Et me voilà enfant, arrosant le jardin avec mon grand-père. Qu’est-ce que cette sensation vient faire ici, dans la forêt ? J’imagine immédiatement une maison secrète, dans une clairière toute proche, un couple de retraités vivant là depuis des années. Je hume l’air, essayant de découvrir l’origine de ce jardin secret qui exhale sa chlorophylle fraîchement arrosée sans crainte d’être trahi.

Mon pas se hâte en direction du vent léger qui m’arrive en amont, seulement l’odeur faiblit déjà et je m’interroge. Était-ce un mirage olfactif ? Cela est-il possible ? Tout est possible. J’hésite à retourner sur mes pas, mais bien vite j’abandonne ce projet. J’ai à cœur d’atteindre le sommet, et je n’ai pas prévu d’y passer toute la semaine. J’ai bien conscience que je n’ai pas beaucoup de provisions, et malgré cette rencontre furtive, je risque de ne rencontrer personne d’autre que des arbres.

Vers midi, un coup de chance : je traverse désormais des bosquets de groseilles et de mûres sauvages. Il est temps de déjeuner dans ce qui apparaît comme une ultime étape. J’atteins enfin le sommet. L’air est plus frais, le vent se fait entendre plus clairement dans les cimes. Je vais profiter des derniers moments avant d’atteindre mon but, ces derniers moments de doute léger qui me suivent depuis le départ et que je n’ai pas réussi à semer. Ils m’ont accompagné comme un bruit de fond, un acouphène subtil et agaçant.

Je pourrais être chez moi dès ce soir, la descente sera plus facile. La pente sera assez faible pour accompagner mes pas sans me fatiguer. Je m’assois pour savourer ma cueillette sommaire. Pour l’eau, c’est juste. Il faudrait que je commence à me rationner. Je trouve une pierre bien plate que le soleil a chauffée dans la matinée, désormais elle est ombragée. J’ôte mon T-shirt et m’allonge afin de sentir la chaleur minérale me saisir le derme. Tout est parfaitement calme, mon cœur bat contre cette pierre, toc, toc, toc, toc.

Je perçois une nouvelle odeur. Gardant les yeux fermés, je tente de mieux la détecter. De la comprendre. Elle tient en peu de souffle. C’est un filet très fin dans l’air, comme une goutte d’encre dans un bassin, elle se délite et tache l’équilibre clair de l’air. C’est une odeur organique. Une odeur de feu ou de cuit.

Quelque chose de croquant qui excite infiniment mon palais. Est-ce quelque chose de puissant, provenant de la ville, portée par le vent ? Ou une entreprise plus proche, encore une hallucination olfactive. C’est trop imprécis encore, et ça s’échappe déjà. Je me relève de ma pierre tombale et le vent semble laver ce parfum. Je comprends qu’il s’agissait de mon odeur, de ma peau sur la pierre chaude qui exhalait sa profonde viande. Il est temps de terminer l’ascension. Déterminé à revirer bientôt vers la ville, je reprends le chemin, le regard sans doute dur, froncé par la lumière drue et l’envie de virevolter.

Il doit rester deux cents mètres puis le terrain cède la part au ciel. Des souches d’arbres coupés, parfaitement lisses, remplacent la population habituelle de féviers, de frênes, de micocouliers. Ils exhibent, muets, leur tranche lisse qui ressemblent à des disques clairs, et j’amuse à me demander quels airs ils joueraient, si l’on y plaçait un diamant. Ce sont les premières traces de l’activité humaine que je rencontre depuis que j’ai quitté la route principale. Il fallait bien que j’en rencontre, et je m’étonne de ne pas y avoir pensé plus tôt : traditionnellement, la région est connue pour ses sculpteurs de bois. Les hommes que j’ai croisés au village étaient sans doute parmi les derniers pratiquants d’un art inaccessible aux étrangers.

Prélever le bois le plus élevé de la montagne, le moins accessible, cela doit avoir un sens pour eux. Quelle sorte de voyage initiatique les jeunes bûcherons devaient faire ? C’est finalement sur cette pensée que s’achève mon ascension de la Petite Verte. Mais comme l’arbre, même coupé, qui cache la forêt, je découvre l’autre versant d’un paysage inattendu. Cette même Petite Verte est reproduite à perte de vue. Des centaines de monts similaires occupent tout l’espace visible. À quoi m’attendais-je ? De grandes plaines peut-être, une autre ville ? Quelle stupeur, quand me retournant pour voir la vallée d’où je viens, je n’aperçois alors que la même vision, surprenante, effrayante, d’une multitude de Petites Vertes également de ce côté-ci ! Aucune trace d’une civilisation depuis ce point de vue. Rien qui n’indique un chemin évident, et si je perdais le nord, pour ainsi dire, je ne saurais pas vers où redescendre.