Chapitre 7

L’évidence du sentier

La fillette dit :

– J’ai rêvé cette nuit qu’il y avait un lac dans la grotte.

C’est la plus grande des deux qui a parlé. L’autre est restée comme perdue dans ses pensées, n’a pas réagi, n’a pas entendu.

– Elle fait souvent des rêves, dit le père, des rêves très précis.

– Des rêves prémonitoires, demandé-je ?

– Nous n’avons pas de rêves prémonitoires ici, répond Iro à la place du père, tous nos rêves le sont, à différentes échelles de temps. Ce lac, il a existé peut-être aujourd’hui, ou il a existé hier, le rêve ne connaît pas le temps. C’est comme si le rêve vivait sa vie propre, dans son propre temps, un temps que nous n’habitons plus.

– Que faire alors de cette déclaration ? dis-je, et me tournant vers l’enfant : comment était ce lac ?

– Noir, répond-elle, noir et brillant, puant un peu, une odeur rance de planche pourrie ou de ces champignons que l’on trouve sur le sentier qui mène au lavoir. Il ne faut pas les manger, sauf si l’on est très malade. Je n’en ai jamais eu besoin.

– J’aimerais aller voir ce lac, dis-je, je suis curieux de savoir si ton rêve est un rêve du présent.

– Cela n’a pas vraiment d’intérêt, je pense, dit Badi, le père. Vous allez perdre votre temps, et vous perdre vous-même. Ce n’est pas la première grotte que l’on découvre dans la région. Nous avons tendance à les ignorer, car elles n’apportent rien qui en vaille la peine.

– Il a raison, reprend Iro, tout ce que tu trouveras, c’est un ours mal endormi, ou un lac empoisonné, il vaut mieux continuer le chemin. Partons demain matin, si Badi veut bien que nous restions.

– Bien sûr, vous pourrez dormir sur le toit, j’ai aménagé un lit d’été.

Quelques heures plus tard, la maison rangée et endormie, nous sommes allongés sur deux banquettes en tissu épais, sur le toit de la maison. Le ciel est ouvert sur un océan d’étoiles qui brillent frêlement, embrouillé par quelque brume descendant du bois frais. Un vent tiède souffle dans les feuilles alentour, nous berçant d’une chanson de forêt ancestrale. Cris d’animaux perçant la toile de fond, bagarres, petits meurtres comestibles, reproductions furtives. Nous tendons l’oreille, interprétant avec humour les possibles scénarios nocturnes qui se déroulent par centaine autour de la maison de Badi et de ses filles. Je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu d’aussi riches ébats lors de mes nuits précédentes. J’en fais part à Iro, qui me répond dans une de ces métaphores qui lui viennent parfois toute formulée : certaines nuits n’ont que des mystères à nous offrir. Sans doute étais-je épuisé. Est-ce la même forêt que j’ai visitée ? Je lui demande si de l’autre côté, la forêt est peut-être plus profonde, plus froide, plus abrupte. Je ne sais pas expliquer cette différence. Soudain, toute la forêt se tait, et je me sens comme à ma première nuit. Je crois dormir. Déjà. Pour une raison étrange, je continue à penser clairement, comme éveillé, mais autour de moi les sons sont comme éteints, et la lumière est presque noire. Est-ce une masse d’eau que je distingue en lieu du sol ? Je me tourne vers Iro. Non, je n’ai pas la force, c’est le monde entier qui tourne vers moi, Iro n’est plus là, un cochon me regarde, les yeux grands ouverts. Il s’approche de moi, je peux le caresser. Son poil est épais, doux et dense. Il n’est ni rose ni noir. Plus proche d’une robe alezane, une rousseur aux milles nuances. Ma main s’enfonce dans son poil doux et chaud, et j’ai chaud. Le soleil me réveille enfin. Il est temps de partir. Je ne sais plus comment sortir de cette sensation étrange, mais rassurante de l’animal amical, offrant son pelage à mes caresses étonnées. Iro me regarde étrangement. Il est temps de partir, il me dit qu’il faut prendre la route. Le sentier nous attend. Je comprends, il faut se lever et prendre ce sentier, qui fait partie du plan de découverte de mon ami. Quand et pourquoi suivre un sentier ? Seulement si un ami nous le propose. Un ami qui cherche lui aussi quelque chose, mais je pressens qu’il en sait tellement plus que moi, que ce n’est pas d’une recherche qu’il s’agit pour lui, mais d’une forme de confirmation. La confirmation de quelque chose qu’il a déjà vécu. Pour moi, c’est un second voyage, mais les sens aux aguets. Contrairement à ma première excursion, le temps est allongé au lieu d’être raccourci. Je vis chaque seconde deux fois, comme un double battement.

– Tu sais, dit Iro d’un ton qui précède souvent une pensée amusante, ne pas savoir où l’on va est une épreuve classique de la vie moderne. Les anciens étaient moins exigeants de leur existence. Ils considéraient les doutes comme un péché. Seuls les sages pouvaient douter, c’était leur rôle social. À eux les affres de l’obscure forêt, aux arbres si hauts qu’il y fait presque nuit toute la journée. Incapable de lutter pour atteindre les lumières du sommet, ils erraient dans le bois sombre à la recherche d’une lumière intérieure et c’est ainsi qu’ils ont développé leur acuité à percevoir les moindres signes, les vibrations de la minuscule vie qui rayonne autour de nous. Ils ont appris à capter la lumière que nous produisons tous, en vivant simplement.

– Une sorte de vision infrarouge ? Car nous émettons toutes sortes de lumières invisibles, réponds-je, pragmatique et un peu dubitatif.

– Oui, peut-être avaient-ils développé des sens de la vision infrarouge. Que sait-on vraiment de l’évolution des gènes ? Et de la façon étrange dont les êtres vivants ont proposé à leurs descendants des mutations bien pratiques ? Mais je m’égare. Expression bien à propos, car je voulais parler de notre perte prochaine. Nous marchons sans savoir. À la différence de ta première marche, je sais que nous marchons sur un nouveau sentier. C’est un sentier inconnu, je le sais, car j’ai parlé avec Badi tandis que tu dormais encore ce matin. Il m’a raconté que ce sentier avait été ouvert il y a quelques années par des voyageurs méprisables qui cherchaient je ne sais plus quelle plante farfelue qu’ils ne trouvèrent jamais. Ils disparurent sans laisser de traces et certains pensent qu’ils ont vraiment disparu.

– Tu dis cela pour m’effrayer, ou pour une autre raison ?

– Non, je ne crains pas un tel sort pour nous. Ce n’est pas impossible, rien n’est impossible, mais il faut se faire confiance.

Iro connaît bien la forêt. C’est son pays, son élément. Je croyais avoir parcouru un chemin, qui était le mien, mais ce chemin me parait maintenant sans aucune saveur. Il ne m’a laissé aucun goût. J’essaie de me souvenir, je me concentre pour savoir s’il y avait des sensations particulières durant ma première ascension. L’odeur du bois, de l’écorce de ces arbres forts et rugueux ; leur sève, croyais-je, doit être bien profonde pour que je la sente si peu. Pour que ma mémoire n’ait pas enregistré cela, étais-je vraiment conscient à ce moment-là ? Suis-je vraiment venu ou n’était-ce qu’une forme de rêve ?

– Iro, dis-je, est-il possible que je ne sois pas venu ?

– Pourquoi en doutes-tu ?

– Parce que je ne me souviens plus vraiment du trajet.

– Oui, c’est possible dans ce cas.

– Comment en être sûr ?

– Il ne faut pas essayer d’en être sûr. Tu te perdras à nouveau. Accepte que ton existence ne soit pas très solide parfois. Commence à comprendre que tu as peut-être perdu quelquefois la face. Comme si tu avais porté le visage d’une autre personne.

– Je n’ai pas l’impression que c’était une autre personne, j’ai l’impression que ce n’était personne. Personne du tout. Une forme de vide qui me ressemblait et qui marchait.

– Et que ressens-tu maintenant ?

– Maintenant, je me sens bien moi, bien à ma place. Qu’est-ce qui a changé ?

– Moi, je suis là. Je pense à toi, je te vois, je t’entends.

– Ne suis-je donc personne sans toi ?

– Tu connais cette fameuse phrase. Si un arbre tombe dans la forêt et que personne ne l’entend, fait-il du bruit ?

– Oui, c’est une phrase sans beaucoup de sens, un peu comme moi. Tant que je marche, j’ai un sens, c’est cela aussi.

– Oui, dit Iro, tu as un sens quand tu marches, même si tu es perdu avec moi sur ce bête sentier.

Le mot bête résonne dans la forêt. Il a été prononcé légèrement plus fort, et son animalité sonne bien dans ce cadre.

– Comme j’aime ce bête sentier, dis-je. Sa bêtise est honnête comme ma simple vacuité.

– Continuons-le alors, répond Iro. Car il est à nous maintenant. Aussi vide soit-il, nous sommes tout de même deux individus bien vivants, l’empruntant pour un moment.

Je me sens apaisé et tandis que notre marche continue sur le bête sentier, je sens une douceur sous mes pas, je sens la terre qui vibre, poussiéreuse et noble sous nos semelles. J’aperçois des mouvements au loin, des feuillages qui frissonnent, des bruits d’ailes qui battent en hâte au-delà de nos regards. Comme une onde qui se propage autour de nous, la vie nous laisse passer à travers son chemin sinueux. Je pense aux racines de tous ces arbres qui plongent en majesté et tiennent la terre comme une main infiniment crochue, infiniment amoureuse.

– Je me sens mieux, Iro. Le plus étonnant c’est que je ne sais pas pourquoi.

– C’est parce que tu es simplement heureux. C’est si peu courant. Nous marchons dans un but que nous ne connaissons pas, mais nous l’acceptons et c’est pour cela que nous sommes ainsi.

– Tu ressens toi aussi cette vague de chaleur qui nous entoure ?

– Oui, c’est une vague de confiance qui vient de nous.

Iro connaît bien son pays. Il sait les saisons et les parfums, il sait les animaux, les arbres, les chemins délicats dessinés par les habitants de son pays. Il peut simplement retrouver au détour d’une promenade cette forme de paix inépuisable qui jaillit en lui, comme une source claire. Alors que nous marchons sur ce sentier évident, je ne saurais expliquer la joie que je ressens. C’est la joie de se savoir chanceux. Chanceux de cette chance de l’avoir trouvé sur mon chemin, ou plutôt, de la chance qu’il m’ait trouvé. Mais c’est toujours ainsi lorsque l’on explore seul un nouveau lieu, un nouveau pays. L’âme s’aligne sur les forces en place, et l’on est guidé vers son destin naturellement, sans y penser. J’y pense maintenant que dans ce décor solennel la poussière de nos pas se soulève, maintenant que les chants des oiseaux ont repris tandis que nous grimpons solidement. L’air se fait plus frais, plus sec, mais il reste toujours chargé de cette lourdeur de sève.

Le sentier s’arrête net. Nos pas n’ont plus de partition. Un instant, nous nous tenons là, tout au bord du chemin, du dernier pas mesuré.

– C’est ici que nos chemins se séparent, dit Iro, car je vais maintenant rentrer, mais je sais que tu voudras continuer.

Je ne réponds rien. Je mesure chaque mot qui vient de percer le silence. « Séparent » est le mot qui retient mon souffle. Oui, je comprends. Je dois continuer ce chemin que j’ai déjà pris seul une fois, mais ce n’est pas ce que j’avais prévu.

– Iro, je reste avec toi. Si tu rentres, je rentre.

Il sourit, certain de cette réponse, il a déjà préparé son argumentaire, et il sourit de pouvoir le dérouler. Alors, par ce sourire, je sais qu’il a déjà gagné.

– Ne réponds pas, lui dis-je. Tu peux me laisser ici si tu veux, je verrai bien ce que je vais faire.

– Quoi que tu fasses, répond-il, ce sera un bon choix. Laisse-toi guider. Si tu ne trouves rien, tu pourras toujours rentrer. Il n’y a rien de dangereux ici, mais si tu ne trouves pas ce que tu cherches, tu continueras à revenir, jour après jour, semaine après semaine, avec moi, seul, avec d’autres, tu n’auras de cesse de tenter à nouveau l’exploration. Jusqu’à ce qu’un jour tu abandonnes la quête, par dépit, tu penseras, pour te rassurer que c’était une folle passion, une lubie qui a dégénéré, du temps perdu, mais à mesure que tu espaceras tes visites, tu ressentiras une tristesse, puis une souffrance, celle d’avoir toujours été à l’orée de ce bois, celle de n’avoir jamais eu assez confiance en toi pour être aventureux, celle de n’avoir pas su percer le mystère de tes obstacles, face à un chemin qui s’arrête.

Il s’arrête un instant pour reprendre son souffle. Il regarde loin devant, une vague tristesse naît dans ses yeux. Je pense qu’il a parlé d’expérience. Je pense qu’il faut le croire. Il reprend :

– Un chemin qui s’arrête c’est une bonne nouvelle. C’est la nouvelle que tu deviens un pionnier.

Il me fixe maintenant intensément. Son regard est tendu, mais rassurant. Son regard me réchauffe. Le corps, les jambes, le cœur. Il le voit. Il ferme doucement les yeux et me dit au revoir. Il sait que je n’ai rien à répondre à tant de justesse. Il tourne ses talons, et part dans le chemin d’où nous venons. Sans doute fait-il un bout de chemin les yeux fermés, laissant résonner en lui les paroles qu’il vient de prononcer. J’entends ses pas, mais déjà je ne le regarde plus. J’observe les alentours. La joie ne m’a pas quitté. À elle, se mêle une forme de peur. Ensemble, joie et peur forment une rage douce, et sans savoir comment, je m’élance vers la forêt, au-delà du sentier.