Chapitre 4

Dans la ville verte

Le vert, c’est la couleur d’ici. Je ne l’avais pas remarqué avant. C’est une somme de petits détails de la ville, les poteaux, les bancs, le feuillage fourni des arbres persistants. Les bus de la ville sont verts, les taxis sont noirs et verts, quelques passants, des femmes que je remarque, portent des manteaux verts. On pourrait passer à côté de cette observation s’il y avait d’autres couleurs, mais mis à part quelques fantaisies rares, la seule couleur qui ressorte vraiment de l’apparat autrement gris de la ville est ce vert forêt, vert sapin, vert de montagne.

Je l’observe depuis mon balcon, où je suis installé depuis que je me suis réveillé vers midi. Le confort de ce tout petit appartement est dû à son balcon, assez haut pour se sentir dans un nid, pas trop haut pour distinguer encore les visages et leurs expressions.

J’essaie de prendre du recul sur ces derniers jours passés dans l’exploration étrange que j’ai vécu. Je ne suis pas un aventurier, non par peur, mais par ennui. Ce qui me laisse si songeur, c’est que je ne me souviens plus pourquoi j’ai voulu me promener du côté de la montagne. Qu’est-ce qui m’a poussé à sortir de mes petites habitudes, moi qui aime tellement la routine de mon quotidien ? J’ai été attiré par ce qui me semblait un petit défi comme un autre, comme il m’arrive parfois de m’en donner, je ne m’attendais pas à partir plus de quinze jours. J’ai bien pu vérifier, finalement, combien de jours s’étaient écoulés. J’ai été pris dans une sorte d’hypnose qui m’inquiète, étant d’ordinaire rationnel, puisque ingénieur de métier, j’ai l’habitude des plans et des mesures au millimètre. D’ailleurs, je dois répondre à des centaines d’emails de différents clients et confrères. Je n’ai pas encore décidé si j’allais le faire ou si j’allais tout laisser tomber...

La nécessité m’y pousse, bien sûr, comme elle pousse toute cette horde à se déplacer avec autant de sérieux dans la ville, le regard bien déterminé, prêt à en découdre avec les obligations du jour. Moi, je ne suis pas encore tout à fait revenu de mon périple et j’écoute ce qu’il se passe plus bas, dans la ville. Des cris d’enfants qui jouent dans le parc plus bas, des klaxons, un livreur qui n’a pas trouvé mieux que de laisser sa voiture au milieu de la route, des avions qui passent bas, à intervalles parfaitement réguliers, des odeurs, le son du vent, tout est saturé de signes humains, mais on y voit peu d’humanité. Tout est agité, tout palpite dans la ville, mais j’entends le silence profond que cela couvre. L’animation masque la grossière absurdité de la vie. J’aperçois un jeune garçon qui me ressemble étrangement, il semble s’amuser, son sourire est si radieux qu’il m’illumine malgré la distance. Espiègle, il joue à cache-cache avec deux fillettes. Son amusement contraste avec mon sérieux. Je réalise que depuis plusieurs années je vis ici sans véritable projet ni véritable ami. Je passe mes journées à travailler sur différents projets ici ou ailleurs, et quand je ne me saoule pas de travail, j’observe la vie, je marche dans mon quartier, j’apprends la langue. Parfois, je décide d’entrer dans un bar et de parler avec des inconnus. Cela me demande toujours un courage immense que je surmonte en me rappelant que je ne suis qu’un être futile, dont l’existence frêle sur cette planète n’a aucune importance. C’est une tendance naturelle que j’ai, de me vider de ma valeur, de me rappeler que je ne suis qu’une feuille morte dans le vent, cela me rend léger et étrangement calme. Que risque une feuille déjà morte ? Et ainsi je me pose au milieu du chemin, parfois je suis ramassé et l’on m’entraîne dans des soirées, des beuveries de jeunes, des expositions d’artistes dans le vent, des concerts, des parties. Je m’amuse un moment, je danse, parfois j’embrasse une jeune femme, puis je disparais sans laisser de traces. J’ai ainsi fréquenté des centaines de personnes ici, mais personne encore qui me donne envie de sortir de ma solitude.

Je pense à tout le travail qui m’attend, et j’entends encore cette histoire de l’ouvrier qui, un matin, refuse d’entrer dans l’usine et disparaît une journée pour une escapade. Cette journée, je l’ai entamée il y a trois ans en arrivant ici. Je suis parti car je ne pouvais plus vivre là-bas. J’essaie de ne pas y penser trop souvent, et de me plonger dans cette nouvelle vie, mais par moment, c’est comme si toute ma bonne volonté me quittait et je me retrouve tout seul sur ce balcon à observer la Petite Verte, à imaginer ce qu’il y a au sommet, à imaginer qui je pourrais y rencontrer. Mon imagination toutefois est courte, je tourne vite en rond. C’est que, depuis que j’ai arraché mon masque occidental, je n’ai pas encore trouvé un nouveau masque pour le remplacer. J’ai le visage nu. Je ressens le vent sur moi et il n’y a plus que le vent. Il emporte mes idées, mes délires. Le vent s’arrête, je tourne la tête et c’est une autre sensation qui vient prendre toute la place. Un homme chante dans la rue. On dirait un des bûcherons. Il monte dans une voiture, et la voiture disparaît au coin de la rue, avec lui dedans. Une femme jaillit de ce même coin, les cheveux longs, au vent, un certain gabarit. Est-ce la femme du village ? Celle du petit-déjeuner ? Oui c’est elle, j’en suis sûr. « Hey ! » je l’appelle, elle lève la tête un instant, pas convaincue que c’est elle qu’on appelle. « Hey ! » Ça y est ! elle m’a vu. Elle me scrute. Ne me reconnaît pas. Moi non plus, elle n’a pas son charme. C’est une imposture de la ville, encore une. Un spécimen de femme qui hante les cités, mais qui n’est que l’ombre de ces créatures des forêts, des montagnes, des ruisseaux. Je ne sais plus que faire. Je ne vais tout de même pas rester toute ma vie sur ce balcon. J’aimerais trouver une activité, quelque chose, mais l’ennui est profond. Je peux le regarder jusqu’à l’os, jusqu’aux abîmes, je n’y trouverai rien d’autre que cette absurde conviction qu’il n’y a rien. C’est un moment, un passage, un défi. Je retourne travailler. J’ai dormi, je me sens plus léger. Je n’ai d’yeux que pour les plantes et les arbres de la ville. Nos regards se croiseraient s’ils avaient des yeux. Leurs feuilles me voient. Elles impriment sur ma rétine un tapis de verdure. J’ai décidé de retourner travailler pour voir Iro. Je veux le confronter à ce que j’ai vu, lui qui m’avait dit que personne n’allait jamais là-haut. D'un coup bien net, cela me frappe : personne ne va jamais là-haut, mais j’y suis allé. Je ne suis donc personne. Cette idée me plaît, car elle résout nombre d’énigmes. À commencer, cela expliquerait pourquoi je me sens si irrésistiblement léger et inutile ? Cela expliquerait pourquoi lorsque j’y pense bien, je ne suis pas sûr que mon prénom soit Jacques. C’est peut-être Jean. Si personne n’y va jamais, c’est que personne n’est moi. Moi je n’y étais jamais allé.

La porte de l’immeuble est faite d’un bois massif. Je ne la pousse pas machinalement, je l’observe, comme on observe peu les portes, à moins d’être architecte ou peintre de porte. J’en connais un bon. Mais cette porte n’est pas peinte. Elle est brute, taillée à la main. Elle possède juste cette légère irrégularité que l’on ne voit pas, mais qui la rend vivante. Indéniablement touchée par une main d’artisan. Je repense au petit village, à cet atelier aperçu à l’aller. Je cherche s’il y a une marque ou une signature quelque part. J’ouvre la porte, j’observe son mécanisme. Le petit être à lunettes qui gère le bâtiment, Monsieur Sop, semble bien intéressé par ma curiosité. « Oui, c’est tout à fait ce que vous pensez, cette porte a été construite là-haut .» Oui, c’est tout à fait ce que je pensais, cette porte a donc été construite là-haut. « Oui, c’est bien cela. »

Je cherche Iro du regard dans le grand atelier partagé. Des dizaines d’hommes et de femmes sont seuls faces à leurs écrans. Un calme religieux plane, c’est le calme du travail, toute l’activité est intérieure. Les regards ne se lèvent pas, on ne s’interrompt pas. Je vois Iro. Il paraît aussi concentré que les autres, je n’ose pas le déranger. Mais je le fixe, repensant à ces légendes sur la force du regard, paraît-il qu’il ne faut pas regarder la nuque d’un homme que l’on file. Alors je regarde son cou, il finit par se retourner et ses yeux s’illuminent. Dans le silence sépulcral du bureau il pousse un grand « Toi ! Mais alors ? Tu étais où ? » Je rougis, je sens que je rougis, car tous les regards sont sur moi désormais. Il comprend rapidement que cette démonstration de joie est contraire à l’étiquette. Il se lève et m’emmène vers la cuisine en me prenant le bras. « Viens, dis-moi où tu étais, je croyais que tu étais rentré… pour de bon. J’ai appelé, je t’ai envoyé des messages, je suis même passé chez toi et j’ai demandé à ton logeur de vérifier si tu n’étais pas mort dans ton appartement. Mais non, tu n’y étais pas, toutes tes affaires étaient là. J’ai hésité à appeler la police. Et puis, je t’ai vu dans un rêve. Ça va te paraître invraisemblable, mais c’est ainsi que j’ai su que tout allait bien. » Je lui demande de me raconter son rêve.

– Oh c’était un rêve qui va te sembler stupide peut-être. Mais bon, c’est un rêve, voilà, tu sais, on ne décide pas de ces choses-là.

– Tu peux décider de ne pas le raconter, si cela te sauve du ridicule, lui dis-je.

– Non, tant pis. Voilà le rêve. C’était il y a une semaine. J’ai rêvé de mon vieil oncle Po, c’est un oncle lointain que je ne vois pas souvent. Il travaille dans la forêt, près de la Petite Verte.

– Que fait-il ?

– Ça n’a pas d’importance, pour le moment, je te raconte le rêve : il travaille une pièce de bois de la forme d’un visage. Je m’approche de lui, je m’approche tout près. Il semble que je m’approche pendant de longues minutes, je ne cesse de voir le masque, oui car c’était donc un masque qu’il taillait, qui te ressemble trait pour trait.

– Et ensuite ?

– Ensuite, je me réveille en explosant de rire et ma femme se réveille et me demande si je suis tombé sur la tête ! Mais à ce moment-là je sens ta présence très proche et je sais que tu es vivant et que tu vas bien. Incroyable non ?

– Oui c’est étonnant, mais pourquoi un masque ? Et pourquoi un masque de moi ?

– Viens, sortons.

Nous repassons devant Monsieur Sop qui, en nous apercevant, semble opiner d’approbation. Je me sens observé. C’est une étrange sensation que quelque chose à mon propos est très visible, évident pour tout le monde, sauf pour moi bien entendu. Je pense que ce Po en question est bien le Po que j’ai rencontré. Quelque chose dans le nom me paraît légèrement différent, je ne saurais dire quoi précisément. Une question de prononciation ?

– Ce Po, lui demandé-je, est-il bûcheron ?

Iro ne répond pas tout de suite. Je vois bien qu’il a entendu. Il n’a pas réagi, comme s’il attendait la question. Je sens que je l’ai posé trop vite. J’aurais pu attendre d’en savoir plus. C’est entendu, il a compris que j’ai compris. En revanche, moi je n’ai pas encore compris ce que j’ai compris. Il ne répond toujours pas, mais n’essaie même pas de faire diversion, de poser une question qui pourrait nous remettre dans le bon chemin. Il continue à feindre l’audition des mots qui lui sont parvenus.

– Puisque j’en suis là, je dois te dire que j’ai escaladé la Petite Verte.

– Ha ! Je le savais ! Tu es fou. Mais ça je le savais aussi. C’est pour cela que je t’aime bien. Il fallait que tu y ailles.

– Je ne savais pas que c’était interdit.

– Ce n’est pas interdit.

– Ce n’est pas ce que Po et ses collègues bûcherons m’ont dit.

– Il y a des choses que tu ne peux pas vraiment comprendre sur notre peuple. Ce n’est pas une insulte à ton intelligence, ne le prend pas mal en tout cas, mais sache que pour comprendre notre culture, il faut abandonner certaines croyances.

– En échange de nouvelles…

– Non, justement, là est le problème. Pour nous comprendre, il faut arrêter avec les croyances. Ce n’est pas quelque chose de simple, mais c’est ce qui te rend attachant. Tu veux comprendre, tu veux évoluer sur ce chemin troublé. C’est très rare pour quelqu’un qui vient de ta région.

– C’est pour cela que j’en suis parti, de ma région.

– La plupart de tes concitoyens repartent totalement déboussolés et à leur retour on les prend pour des illuminés, des fous ou des psychopathes dans les pires cas. Je ne voudrais pas que tu suives leur voie. C’est pour cela que personne ne te dit rien, et que les gens rient quand tu poses des questions sur la Petite Verte. Sache une chose, toutefois, il n’y a rien de magique, de surnaturel ou de scientifiquement avancé dans tout ce que tu vis. C’est un phénomène. Un simple phénomène.

– Mais je ne t’ai encore rien raconté.

– Cela en fait partie. Tu as remarqué comme certaines personnes peuvent lire dans tes pensées ? Cela ne t’a pas choqué ?

– Si, enfin, non, je ne sais pas si cela m’a choqué. Je remarque en effet que parfois mes paroles se retrouvent dans la bouche de mes interlocuteurs. Ils ont une capacité à me lire comme un livre ouvert. Ou comme si j’étais le personnage d’un livre qu’ils avaient déjà lu.

Nous marchons d’un pas vif. Je ne lui demande pas où nous allons, je ne veux pas interrompre son enthousiasme qui semble nous guider vers un lieu particulier pour lui. Un lieu qu’il veut me faire découvrir, ou une personne, je n’en sais rien. Il ne dit rien. Je crois sentir qu’il est content, voire fier de moi, car je crois l’avoir surpris. Je lui demande quand même :

– Quand tu as fait ce rêve de Po, tu savais que je l’avais rencontré ?

– Non pas vraiment, je ne crois pas, aux rêves prémonitoires. Mais j’ai su en voyant le masque que tu étais vivant. Tiens, nous arrivons.

Iro s’arrête devant la devanture d’une boutique sombre. Un atelier sans enseigne, mais non sans vie. Malgré les vitres épaisses et sales de la devanture, on perçoit un atelier. Deux vieux artisans en vert de travail, portant une longue casquette, sont affairés sur des machines-outils plus grosses qu’eux. On perçoit dans la vibration sourde, des engins. La porte d’entrée est entrebâillée et laisse s’échapper une odeur de bois chaud qui n’est pas sans rappeler des odeurs découvertes là-haut.

Nous n’entrons pas tout de suite. Je ne crois pas d’ailleurs que nous allons entrer. Iro dit :

– C’est ici, regarde, c’est ici que l’on fabrique encore des masques. Tu en as peut-être entendu parler ?

– Des masques ? Non, enfin je sais ce qu’est un masque bien sûr, mais je ne savais pas que vous faisiez des masques dans cette ville.

– C’est parce que personne n’en parle plus. Historiquement, également, nous avons toujours eu peur d’en parler. La crainte de nous les faire voler comme ce fût le cas chez nombre de nos voisins. Mais surtout, la crainte qu’ils perdent tout leur intérêt.

– Qu’ont-ils de particulier ?

– Pour commencer, ils sont très réalistes. Le travail demandé par ces deux artisans que tu vois derrière la vitre est tel. Il faut environ un mois pour faire un masque.

– Mais à quoi ressemblent ces masques ?

– Ils sont extrêmement réalistes. Ils ressemblent tellement à de vrais visages, qu’ils provoquent une forte réaction. Nous avons poussé le réalisme à un point que je n’ai jamais vu dans d’autres pays.

– Je crois bien qu’il me faudra un peu de temps pour comprendre l’intérêt des masques.

– Bien sûr, il te faudra du temps.

– Mais pourquoi tiens-tu à me montrer cela ? finis-je par demander.

– Parce que tu peux le comprendre maintenant. Il arrive de temps en temps qu’un étranger vienne s’enquérir des masques, mais il est rare que ce soit le masque qui s’enquiert de l’étranger. Quand c’est le cas, il faut les mettre en contact.

À peine a-t-il terminé sa phrase, qu’Iro ouvre la porte de l’atelier qui tinte comme dans tous les ateliers d’ici et d’ailleurs. Les deux artisans ne lèvent même pas les yeux, leurs gestes sont imperturbables, nous ont-ils seulement entendus ? Iro dit :

– Ils travaillent sur des masques pour les funérailles d’un grand poète. Lors de la cérémonie, la famille portera le masque du deuil, qui est un masque souriant, voire même rieur. Les artistes ont passés deux jours avec le mort pour étudier chaque pli, chaque contour, chaque volume de son visage, afin de le reproduire. Ils font tout de mémoire, c’est pour cela qu’ils sont très concentrés, surtout qu’ils doivent ajouter l’expression de la joie, ce qui d’autant plus dur que les morts ne sourient pas, enfin, pas souvent.

– Ça ne dérange pas que nous soyons ici ?

– Ne t’inquiète pas, ce sont mes pères. Regarde plutôt la façon avec laquelle il taille le bois.

J’observe la façon. Plus qu’un atelier de sculpture, c’est une salle d’opération. Une grande lampe en laiton, monté d’un large bol, éclaire un établi sur lequel des pinces délicates tiennent une fine pièce de bois qui flotte tel un tissu, nervuré et suspendu. Tous deux sont affairés sur l’œuvre, munis de grosses lunettes-loupes fixées à leur front, ils opèrent. Nous restons quelques minutes à les observer sans mot dire. Seul un inlassable ventilateur fait flotter un fond sonore.

– C’est beau, dis-je.