Chapitre 2

Grande Forêt

Là où d’ordinaire j’aurais contemplé le paysage de longues minutes, mon hébétude laisse place à une anxiété facile à comprendre. Le sentiment d’être passé « de l’autre côté » d’un monde, d’avoir franchi le seuil d’un monde rationnel, d’avoir atteint un point de non-retour. Et aussitôt l’envie, le désir, le besoin urgent de redescendre m’envahit. J’entreprends alors la descente sans attendre plus longtemps, l’image du confort feutré de mon petit appartement citadin contrastant avec cette vision troublante d’un infini. Comme j’aimerais voir arriver un taxi, tout-terrain certes, un vombrissement de moteur d’hélicoptère, une station-service, un point d’ancrage humain. Mes confrères ne m’avaient pas manqué jusque-là, j’en étais ravi, je me sentais fort d’être insensible à la solitude. Désormais, un frisson me parcourt à l’idée d’être enfermé dans une nature trop grande, irraisonnable, illogique.

Dans la redescente, je retrouve ma pierre chaude, et me sens immédiatement rassuré d’être sur la bonne voie. Au passage, je m’arrête un instant pour toucher sa texture râpeuse et bien concrète, vérifiant que je suis bien réveillé, les sens aux aguets. C’est alors que des voix lointaines me parviennent. Des voix bien réelles, j’en suis sûr. Sans doute un groupe de bûcherons, qui viennent abattre un arbre au sommet. La curiosité me pique, mais j’hésite toutefois, car il me faudrait dévier de mon chemin vers l’est, et je ne veux risquer ni une nouvelle hallucination ni une découverte troublante. Moi qui croyais n’être plus sensible, n’être plus touché par rien, je me découvre pris d’une panique que je ne connaissais plus. Comme une idée peut éclore sans crier gare, un souvenir bien précis me revient en mémoire. Celui d’un certain Iro, qui plaisantait avec moi à l’heure du déjeuner. Des mots précis me reviennent « La Petite Verte est une montagne grotesque, personne n’y va jamais, seuls les vieux des villages de la frontière y trouve un intérêt, mais pour un jeune citadin comme toi, c’est une peine perdue ». Ce à quoi j’avais répondu que ma curiosité était sans limites. Il avait simplement ri à cette réponse naïve. Il n’insista pas plus, pensant que je ne mènerai jamais ce projet. Voulait-il me mettre en garde contre quelque chose ? Je pense à présent que personne de la ville ne vient jamais ici, non par manque d’envie, ou par défaut de curiosité, mais simplement par la force d’une sorte de tabou qui s’est installé au fil des générations. C’est tout simplement une chose qui ne se fait pas ici. On ne visite pas la Petite Verte pour se détendre l’esprit, et je peux comprendre pourquoi.

L’instant d’avant j’étais seul, et j’avais été, je l’avoue, saisi d’une certaine peur au ventre. Une peur d’animal qui se sent observé et dont la traque a commencé quelques instants trop tard. Trop tard pour prendre le peu d’avance qui aurait pu le sauver, et sans le savoir clairement, l’ombre d’une condamnation sans appel émerge, d’abord dans le corps. Les muscles réagissent en premier, bien avant la conscience du danger et déjà le souffle est vif, le cœur battant comme contre une pierre. Chaque coup, précis et sec, comme un coup de gourdin mécanique, propulse l’être, à chaque battement plus fort et plus loin.

L’instant d’après, mon regard croise, pour la première fois, celui, noir, de l’homme nommé Po. Ses yeux intenses et immenses sont plantés dans un visage sec et brun. Les cheveux et la barbe entourant ce foyer brillant d’un poil brillant, entropique, lui donne un air éminemment bûcheron. Une cigarette dans la bouche, l’homme prend sa pause, assis sur son œuvre : une souche épaisse qui prolonge son corps jusqu’à des racines encore vivantes, qui se demandent de quoi demain sera fait.

Quelle fut sa première réaction lorsqu’il me vit ? « J’ai cru que tu étais un démon, j’allais te découper à la hache », m’a-t-il confié ensuite. « C’est qu’on ne voit jamais personne de nouveau ici, les bûcherons, je les connais tous, mais ton regard d’oiseau m’a surpris, tu es arrivé avec cet air de bébé faucon tombé du nid et j’ai compris que tu étais inoffensif ».

Sa première question fut claire : « Que fais-tu ici ? », puis : « Ne sais-tu pas qu’il est interdit aux étrangers de sortir de la ville ? »

Non, je suis désolé, je ne le savais pas. Comment aurais-je pu le savoir ? Pourquoi ne m’a-t-on pas empêché de venir si c’est interdit ?

Et pourquoi personne ne me l’a dit ?

« C’est parce que les étrangers ne peuvent pas comprendre. Mais... » Maintenant que tu es là... semblait dire son regard... puis : « Viens manger avec nous, il est l’heure ».

Je n’ai pas le temps d’expliquer que je veux rentrer, le voici debout. Colossal personnage, ce Po. Deux mètres au moins. À grandir parmi les arbres, on obtient un certain goût des hauteurs, j’imagine.

Nous rejoignons un groupe, sûrement le groupe que j’ai entendu plus haut.

Quelques brèves, rapportés de ma première rencontre : « Seuls les vieux bûcherons comme nous pouvons parler à la forêt, c’est pour cela qu’il n’est pas recommandé de venir ici seul ». « Tu es trop jeune, trop frêle, et tu as peur. Avec la peur viennent les ennuis, et nous détestons les ennuis, dépêche-toi de terminer et retourne d’où tu viens », dis un autre.

« Ici c’est très simple, les bûcherons choisissent les meilleurs arbres pour le travail d’en bas, il faut plusieurs dizaines d’années pour comprendre comment poussent les arbres. »

Ils ne sont pas avares en explication, et malgré le mépris certain qu’ils me portent, le goût exquis de parler de soi finit par l’emporter.

Le sujet qui m’importe réellement est finalement abordé : « Qu’as-tu vu qui a fait changer ton pas lent des premiers jours pour cette course effrénée ? » me lance un autre. 

Je botte en touche. « Comment le savez-vous, m’avez-vous suivi ? ».

Rire collectif.

Je suis aussi discret qu’un orage de printemps.

Aussi respectueux de la forêt que le colonel Sô pour la reine Mâta. (Un vieux récit médiéval raconte qu’après la victoire, emporté par l’orgueil, il aurait parlé à la reine sans déférence. Le lendemain, son corps s’était changé en arbuste miniature, qui fut planté dans la cour impériale. C’est aujourd’hui le plus vieil arbre du pays.) Est-ce alors un compliment ? J’ai du mal à comprendre, mais je passe. « Alors, qu’as-tu vu ? ». Il faut se confier au groupe de francs bûcherons. Je choisis la transparence : « J’ai vu des milliers de montagnes similaires. J’ai vu que l’horizon là-haut n’était pas celui que je connais. »

Ils me regardent en silence. Je dois en dire plus, mais je ne suis plus sûr.

« En montant ici, je pensais me promener et découvrir simplement du pays, comme on dit chez moi. D’abord, j’ai été surpris par la distance. Je croyais qu’il me faudrait un jour, ou deux, tout au plus, pour faire l’ascension. Quelque chose m’a porté naturellement, et j’ai finalement marché deux jours. Ce que j’ai trouvé étonnant, c’est que je n’ai pensé à rien, j’étais mû naturellement, traversant des végétations changeantes, aux noms inconnus, et cette variété m’a hypnotisé. Je n’ai pas vraiment les mots pour décrire ce que j’ai vu. Soudain, je me suis endormi dans la forêt et j’ai bien dormi. Au matin, j’ai continué mon chemin et j’ai atteint le sommet. De là, j’ai vu des centaines de sommets similaires… »

– As-tu eu peur ? » demande un homme dans le fond.– J’ai eu peur, car je croyais être devenu fou. »

Po se lève et déclare : « Tu as marché pendant deux semaines. »

Tout le monde attend ma réaction. Je crois que Po me provoque, qu’il se moque simplement de moi. Le ton de sa voix pourtant… un doute s’installe. Je ne sais que répondre, une nausée me prend, je m’assois pour rependre mon souffle. De concert, une rumeur de voix basses monte dans la cabane. Puis à nouveau le silence.

Po reprend : « Il est temps pour toi de rentrer. Nous allons t’accompagner, nous connaissons le chemin. Ce soir, tu seras rentré, mais il faudra pour cela que tu acceptes de faire un pacte avec nous. » Puis, après un silence. « Ta vie en dépend. Nous aimerions que tu vives avec ce secret le plus longtemps possible. »

Alors une question me vient aux lèvres, avant que j’aie le temps de m’en rendre compte j’ai murmuré : « Pourquoi moi ? »

Plus tard, nous marchons avec Po et un autre homme silencieux. Ce dernier ouvre la marche. C’est un géant en salopette, qui porte nonchalamment sa hache dont le fil brille par intermittence. Po marche à mes côtés. Il dit : « Nous avons d’abord été curieux de ton arrivée. Certains avaient envie d’y voir un signe, un renouveau. Dans notre culture, comme dans la tienne je suppose, quand un étranger arrive, parfois on en peut réprimer le désir d’y voir une sorte de messie. Il y a eu des espoirs, chez certains, que ça aurait pu être toi. Mais tu as eu peur sur le sommet. Ça, je l’ai vu dans ton regard. Et notre messie ne peut pas avoir peur. Il doit embrasser la folie comme si de rien n’était, il doit l’absorber et la transformer en rire. »

Je peux bien me rêver un instant d’être le messie de ce peuple de bûcherons et de tailleurs de bois. Je lui réponds.

« C’est pour cela que vous m’avez observé tout ce temps ? »

Mais, pourquoi deux semaines ? Et pourquoi n’ai-je le souvenir de rien ? Comment vous croire ? Ces questions je les garde pour moi, car je suis rempli de doutes. Qu’est-ce qu’un doute exactement ? Une vibration déstabilisante de la pensée ? Un frétillement de la volonté ? Je sens mon corps tout entier devenir proie au doute. La terre que je foule, sa poussière brune est suspecte. Le vent est arrêté, les oiseaux se sont tus. C’est comme si toute la forêt nous observait, dans l’attente d’un choc. Les arbres me semblent tous identiques. Faits des mêmes variations dans les nervures du bois, comme si dupliqués à la machine. Nos pas réguliers forment un rythme peu inspiré, cadence militaire froide et sans humanité.

Ces hommes sont-ils bien réels ? Je m’arrête. Ils s’arrêtent.

– Qu’est-ce qu’il se passe ? demande Po. – Je crois que vous n’existez pas, réponds-je.– Tu fais erreur, dit alors le taiseux d’une voix ensablée, c’est toi qui n’existes pas.– Ne l’écoute pas, reprenons le chemin. Nous arriverons avant la nuit, reprend Po, aussitôt.

Un bruit de feuilles au loin, une odeur de mousse ou de petite mare, enfin une sensation réelle à laquelle m’accrocher pour me hisser hors du néant, à nouveau dedans mon corps et dedans le monde.

Le reste du chemin se fait en silence. Nous n’échangerons presque plus aucun mot jusqu’au retour au village. À la vue de cette route, mes doutes se résorbent complètement. À l’orée du bois, mes compagnons s’arrêtent « Continue, tu connais la suite du chemin maintenant. » Je décide de ne pas leur répondre. Je ne pense plus. Je continue à filer droit, comme s’ils n’avaient jamais existé. J’ai honte de moi, sans pouvoir justifier la cause de cette honte. Je me sens infantilisé par cette « reconduite » à la frontière du monde connu. Quelque chose dans cette forêt m’a appelé, et j’ai suivi l’appel, sans même savoir que c’était un appel. J’ai marché plusieurs jours, et je vais bientôt découvrir s’il s’agissait de deux jours ou deux semaines. Cela me paraît absurde, et j’éloigne le moment où je vérifierai. Écrire ses mots me paraîtrait absurde.

La nuit va bientôt tomber et je suis très loin de chez moi. Il me faudra clairement toute la nuit pour traverser la ville.

Le bois

Je repasse devant l’atelier des artisans. Il n’y a personne désormais. Tous les outils ont été rangés, la cour est impeccable. Tout le village, en réalité, semble abandonné, sauf pour un grand bâtiment aux fenêtres ouvertes dont provient une musique percussive et répétitive. Ce bâtiment, plus grand qu’une grande maison, pourrait être une sorte d’église ou de temple. Je m’en approche tranquillement, la fatigue se faisant sentir pour la première fois. Une lourdeur dans les jambes. Une lourdeur dans tout le corps. Je cherche l’entrée, c’est une double porte immense, ouverte de l’autre côté de l’édifice. On peut y voir à l’intérieur une trentaine de musiciens tapant sur toutes sortes d’instruments en bois de tailles et de formes toutes plus originales les unes que les autres. C’est un orchestre brut, dont j’avais entendu parler avant mon voyage. Je ne pensais vraiment pas que j’aurais la chance d’en entendre un. Chacun des éléments possède son timbre, sa couleur, sa hauteur de son. Ici, chaque section est composée de musiciens qui se ressemblent étrangement, au-delà de l’accoutrement qui semble de circonstance, les traits physiques des personnes sont proches : couleurs de cheveux, épaisseurs des sourcils, corpulence.

Les sections aux instruments les plus bas sont jouées par des hommes similaires aux bûcherons de la forêt, quoique moins gaillards. Les instruments au son plus délicats sont joués par de plus jeunes personnes, des filles et des garçons. Il n’y a aucun spectateur. Tout le monde participe à l’élaboration. Acteurs et spectateurs de ce spectacle-transe. Seul un homme plus vieux au centre, le seul à pouvoir me voir entrer, ne joue pas. Il danse au rythme de la musique. Il me voit entrer, mais ne s’en émeut nullement. Il me pointe du doigt une sorte de râtelier sur lequel est accrochée toute une série de ces instruments de bois. J’observe un instant les instruments puis je le regarde à nouveau. Il opine du chef, en rythme et sourire. C’est une invitation à rejoindre l’orchestre rythmique. Je souris en échange. C’est trop tard maintenant, j’ai déjà accepté.

Taper sur du bois c’est un toc. C’est un toc qui sonne comme un clonk.

C’est rond comme un plomb qui boite et qui tonque.

La pluie de gouttes de toc autour de nous shoote un king kong au tympan doux.

Une dernière fois, mon esprit me rappelle qu’il aimait bien penser trop.

Trop laisser les descriptions envahir la personne.

Soudain dans un son synchrone tout stoppe.

Et reprends à l’unisson tandis que le vieux barbu pousse un cri.

Est-ce moi qui ai parlé ?

La musique s’est tue et tout le monde se retourne. Certains rigolent, d’autres ont des points d’interrogation dans les yeux.

Le chef de la tribu, ou est-il un musicien de passage ?, applaudit.

Tout le reste de la troupe le suit, et je finis aussi par taper des mains.

Je dis de passage, car son regard n’est pas le même

« Vous avez tout compris ! » Puis on mange. D’autres habitants, qui devaient être en cuisine, apportent de grands plateaux garnis. Des petits animaux cuits, de grandes jarres d’un alcool de fruits de la forêt. Les enfants courent et crient autour de nous. Le vieil homme vient finalement vers moi : « Merci étranger d’avoir accepté notre invitation » me dit-il.

« Merci, enfin, merci à vous de m’avoir convié, je passais juste par là et… »

« Pas besoin de vous justifier, cher ami des bois. Le silence va bientôt se lever, et il faut trouver un endroit pour dormir. Ça peut être chez moi, ou chez une jeune femme sans mari. Mais attention, n’acceptez pas trop rapidement » puis il éclate de rire. Je ris aussi, ne sachant s’il s’agit d’une simple blague, ou d’une réelle mise en garde. Peu à peu, les gens rentrent chez eux. « Vous pouvez aussi dormir ici, il fait bon ce soir, faites comme chez vous.»

La nuit est déjà tombée. Mes forces, un moment soutenues par la musique et l’ingestion de nutriments de toutes sortes, commencent à me quitter. Je vais bientôt sombrer, aussi me dois-je d’accepter rapidement une solution de couchage, et sans risque d’efforts physiques supplémentaires. Je dis au vieil homme que je dormirai sur ce grand fauteuil qui traîne dans un coin. Il acquiesce sans remarques, et l’idée d’une nuit de folles rencontres fond en même temps que ma conscience alors que je m’endors d’un sommeil noir, j’ai à peine le temps de sentir remonter sur moi une couverture bien douce au parfum de lavande.