Chapitre 9

Le retour de chacun

– Iro ! C’est toi ?

– Oui, je crois, enfin, oui ! C’est moi je suis rentré, les enfants !

– Papa ! crient en chœur les enfants, te voilà !

Elle le regarde tendrement. Elle savait bien qu’il finirait par rentrer. Évidemment, elle aurait pu choisir la colère. À quoi bon se fâcher puisque c’était inéluctable ? Elle a appris de ses erreurs. Lorsqu’Iro disparaît, il faut agir comme si tout cela était parfaitement normal. Il faut prétendre que c’était prévu. Au fond, c’était prévu, car cela a recommencé, et ce n’est pas la dernière fois. Depuis deux ans, les disparitions d’Iro sont devenues régulières. Cela ne dure jamais longtemps. Dix jours, quinze maximum.

– Comment vas-tu mon chéri ? demande-t-elle .

– Parfaitement bien, et vous ? Tout s’est bien passé ?

– Oui ! disent les enfants, tu es allé où ?

– Allons, répond la mère sur un ton qui trahit une légère inquiétude, c’est l’heure de se laver les dents, papa va vous lire une histoire.

On entend des petits pas qui s’éloignent en courant, un robinet qui s’ouvre, des éclats de rire.

Iro regarde sa femme amoureusement. Il la saisit par la taille et l’attire à lui. Elle voudrait résister, tenir tête à ce mystère et cette fuite incontrôlable, mais elle avait tant besoin de ce geste. Il sait qu’il n’a pas besoin de se justifier. Quand il est là, il est pleinement là. Il couvre d’amour sa famille sans oublier le moindre moment, sans produire le moindre faux pas. Il la couvre de tant d’amour que seul plus fou que lui pourrait se refuser à lui. Pourtant elle s’aventure :

– C’était bien ?

– Quoi donc ? D’un air qui la désarçonne par son apparente sincérité. Elle se reprend :

– Eh bien, ton voyage ?

– Je ne suis pas parti en voyage mon amour, je suis allé travailler !

– Mais tu es tout sale, et tes chaussures sont pleines de terre.

Il baisse la tête pour observer ses pieds, regarde ses mains.

– Oui c’est vrai, j’ai aidé un ami dans la forêt. Voilà pourquoi je suis aussi sale.

Elle sait qu’elle n’en aura pas plus, c’est déjà un mieux. Il reconnaît être allé dans la drôle de forêt. Celle dont personne ne parle, celle où personne ne veut aller, mais pour lui cela ne pose aucun problème. Même s’il faut abandonner sa famille pour une aventure incompréhensible, quoique sans doute imaginaire. Elle voudrait bien comprendre !

Iro s’assoit dans son fauteuil à l’ancienne. Son fauteuil de grand-père. Il ne veut pas le jeter. C’est un souvenir ancestral. Il s’attache facilement à des objets. Il n’y a qu’à voir sa collection de masques. Des centaines ! Il n’en parle pas trop. Ils sont là sur les murs, qui vous regardent, qui vous lancent des regards glaçants. On imagine que de vrais yeux ont miré à travers, mais que reste-t-il de regards, même transcendés, même divins, à travers les opercules noirs ? Cette passion des masques, pour Mada, a été le premier signe de la démence de son mari. Une démence douce, qui l’accompagne depuis les premiers jours. C’est comme si elle avait toujours connu les nombreux visages d’Iro avant même qu’il s’en rende compte lui-même. Avant les longues disparitions dans la forêt lointaine. Cette Petite Verte comme il l’appelait, mais qui n’avait en réalité jamais eu de nom très clair. Elle l’appelait simplement la forêt, comme ses parents et leurs parents avant eux. Elle se souvenait du jour où elle apprit que dans d’autres pays, les villes ont un nom, les forêts ont un nom, même les petites rivières, les petits cours d’eau insignifiants ont un nom. Ici, le nom propre et le nom commun n’ont jamais été dissociés. Personne n’a senti le besoin de nommer la ville autrement que « la ville ». Les étrangers ont traduit phonétiquement ce mot pour en faire un nom propre, qui sonne exotique dans leur langue. Mais ici, on ne le sait pas, car ça n’a pas d’importance.

Iro collectionne beaucoup d’objets. La maison sera bientôt trop petite, se dit Mada, depuis des années. Heureusement, Iro organise bien les affaires et un flux constant d’objets quitte la maison autant qu’ils y pénètrent. Où vont-ils ? Elle ne le sait pas. Elle ne veut pas lui demander.

Récemment, Iro a commencé à collectionner des carnets. Des carnets d’écritures. Au début, sa femme pensa qu’il s’était mis à écrire, mais elle découvrit rapidement que les carnets contenaient des écritures différentes. Des mains d’inconnus avaient tracé des milliers de mots, qui dormaient désormais, bien rangés sur des étagères. Elle observa qu’à chacun de ses retours, de nouveaux carnets trouvaient leur place. Les carnets, de tailles et de couleurs différentes revenaient toujours râpés aux tranches, gondolés par l’humidité, toujours salis par une forme d’aventure subie. Ils prenaient place telles des reliques sur le linéaire fait maison par Iro un soir de pluie hivernale. Au-delà de la bonne odeur de papier macéré, de colle à bois et d’essence de térébenthine, l’aspect dépareillé et anarchique des cahiers avait apporté à la maison de nouveaux secrets bruts à déchiffrer. Un soir qu’Iro avait, semble-t-il, disparu à nouveau, Mada en profita pour ouvrir divers volumes pour y plonger son regard avide de compréhension, assoiffé de sens. Elle fut déçue par ce qu’elle y trouva. Des mots en langues étrangères, des schémas abstraits, des gribouillis, pensa-t-elle, des élucubrations, des borborygmes, des flatulences de l’esprit fou de son mari… Elle douta carrément que les mots inscrits étaient de vrais mots. Elle pensa « pur délire », « vision démoniaque » et même à un moment l’expression étonnante « cataplasmique » lui vint, sans qu’elle sache d’où, pour décrire ce qu’elle ressentit. Loin de se décourager, elle finit par inspecter l’ensemble de la collection, en prenant toujours un soin chirurgical pour replacer à l’identique les cahiers. Elle n’osait pas, cependant, emporter un spécimen à faire analyser, de peur qu’il vînt à découvrir un manquement à sa collection. Cette peur, irrationnelle — qu’en savait-elle ? — de se faire découvrir était sa petite manie à elle, car rien chez Iro ne pouvait laisser envisager une réprimande violente, ou ne serait-ce qu’une déception. Non, Iro revenait toujours avec son sourire, et c’est justement cette douceur permanente qui constituait sa menace. Chaque occasion de s’énerver qu’il ne saisissait pas était un pas de plus vers la saturation, vers la fin violente de cette patience infinie, infinie d’aspect. Mada referma donc le chapitre des carnets, mettant ainsi un terme à ce nouvel espoir de comprendre cet étrange compagnon qui était le père de ses enfants.

Iro, quant à lui, tenait beaucoup à cette nouvelle découverte. Depuis quelque temps, il était occupé à résoudre une affaire complexe, qui, lorsqu’il n’était pas chez lui, ou dans son atelier, occupait toute sa conscience, et bien au-delà même. Souffrant, sans pouvoir le dire, de visions puissantes qu’il le faisait voyager dans d’étranges états, il trouvait dans une forme d’écriture hallucinée un souffle nouveau. Un souffle de vie et de repos qu’il ne trouvait nulle part ailleurs. Ce qui l’étonnait et l’empêchait en même temps d’en parler, c’était cette langue étrange dans laquelle se déroulaient ses rêves éveillés. Comprenant qu’il n’y comprenait rien, il notait tout dans des carnets qu’ils conservaient précieusement, pensant y tenir là une part de grande vérité. Cette langue étrangère était la langue qu’il avait entendue dans son enfance. Une langue européenne, simple, déliée, sans artifice. Des mots dans lesquels il avait baigné sans jamais s’y plonger tout à fait. Des mots d’avant le déluge, d’avant le déchirement d’un retour impromptu, non voulu, incompris à la terre des parents. La terre des anciens. Cette langue qu’il croyait n’avoir jamais apprise lui revenait clairement désormais, dans des transes qu’il emportait avec lui dans les profondeurs de la forêt. De ces bois qui n’intéressent personne, résonnait le son de voix qu’il ne voulait pas écouter, mais dont le charme avait pris une nouvelle tournure quand des visages familiers lui apparaissaient. Familiers alors qu’inconnus. Il ne comprenait pas comment des visages aussi neufs, aussi inédits, pouvaient lui sembler si réellement connus, si intiment reliés à lui-même. Ne pouvant lutter contre ces rencontres indigènes ni contre ces hallucinations — qu’il nommait « voyages », ayant une peur folle de la folie — il avait décidé de les vivre pleinement, et pour cela, de les retranscrire, afin que ces personnages de papier, qui voulaient tant vivre, puissent enfin exister.

Il savait que sa femme en souffrait, il savait qu’un jour il devrait cesser cette forme d’exploration-fuite. Pour le moment, clairement, il sentait le besoin irrépressible de laisser couler l’encre de cette voix.