Chapitre 10

Immense bois. Désirable forêt

Jamais personne n’a osé comprendre que la traversée est une immonde carcasse de bois.

Aucune force, d’aucun poème, ne peut exprimer cette course engendrée par la colère des mollets, par le feu sacré des cuisses, refroidi par le déhanchement discret d’un bassin danseur.

Séparé d’Iro, j’ai dans cette steppe minimale une nouvelle conception de mon existence, de ma chair et de mon devenir.

Des femmes longues, tout en jambes, m’entourent et me portent dans la grande hutte. Je ne pose pas de question. Elles me sourient. Est-ce une coutume lorsqu’un étranger arrive dans ces contrées ? La plus majestueuse d’entre elles, la plus grande, sa tête cerclée d’une couronne plate en argent, semble être aux commandes. Elle s’approche tout près de moi, penche sa tête dans mon cou, y dépose un baiser dont l’effet électrique se répand le long de ma colonne vertébrale, et jusqu’au tréfonds de mon corps.

Elle entreprend de me déshabiller, alors que les plus jeunes renversent dans une baignoire d’étain de larges bassines d’eau chaude et fumante, puis y jettent des pétales de fleurs bariolées et des épices qui embaument l’atmosphère.

Je suis maintenant nu et je ne ressens pas la moindre gêne. Je suis guidé vers ce bain royal, sous le regard enchanté de ces femmes, une dizaine au moins, qui forment un cercle autour de moi. Elles commencent à chanter d’une seule et même voix, c’est une voix douce qui fond avec moi dans cette eau troublée. Je me sens alors arrivé. L’étrangeté de cette situation est restée à l’entrée de la hutte. En quittant mes habits, j’ai quitté ma pensée. La présence chaude et réconfortante de toutes ces femmes me fait fermer les yeux de plaisir. C’est le plaisir d’être au paradis. Parvenu en un lieu qui n’existait même pas dans mon imagination. Dans un lieu dont Iro ne m’a jamais parlé. Je crois qu’il ne le connaît pas. Comme j’aimerais lui en parler ! Comme j’aimerais lui dire toute cette chaleur en moi devant ces femmes qui savent chanter en souriant. Lui décrire les yeux brillants dans la hutte sombre.

Le chant dure quelques minutes.

Puis la plus grande des femmes se dénude et me rejoint dans le bain. Une à une, les femmes sortent, nous laissant entrer dans un secret qui prend le dessus sur toutes les odeurs de fleurs.

La femme me parle, dans une langue que je ne comprends pas. Je ne peux qu’imaginer ces paroles. Elle doit me dire que c’est normal, que c’est la tradition, que c’est ainsi que l’on traite les étrangers qui apparaissent ainsi. Elle m’enlace et me serre. Elle me souffle dans le cou encore, m’embrasse sur la bouche, me serre, de plus en plus fort.

Lavé, séché, habillé d’un habit blanc et large, je sors de la hutte. C’est l’heure du repas. La table est mise. Un jeune homme s’approche de moi :

– Je suppose que vous parlez l’une de ces langues de l’Ouest, me dit-il.

– En effet, réponds-je.

– Bien, nous allons vous apprendre notre langue, je serai votre interprètre et votre professeur.

Je ne corrige pas son erreur de prononciation, y voyant finalement un second sens qui semble convenir. Je me contente d’un :

– Merci.

– Non, c’est normal, nous sommes heureux de vous recevoir. C’est une grande surprise pour nous, bien que nous attendions votre visite.

– Alors pourquoi est-ce une surprise ?

– Parce vous êtes seul. Et nous attendions deux hommes.

– Nous étions deux en effet, lui dis-je, mais mon compagnon n’a pas voulu venir. Je ne sais pas pourquoi.

– Sans doute aura-t-il eu peur, me dit le jeune interprètre.

Sans doute, me dis-je à moi-même, mais ce n’est pas le cas. Je crois que ce n’est pas un lieu pour lui. Ce n’est pas son style de décor, je ne vois pas dans les traits de mes interlocuteurs la patte si précise d’Iro. Je crois que ces gens-ci sont le pur fruit de ma propre découverte, et qu’il m’appartient désormais de vivre à partir d’ici dans la succession naturelle d’événements qui vont me surprendre davantage chaque jour. Je m’aventure à demander :

– Est-ce que la vie est bonne ici ?

– Elle est excellente, répond-il aussitôt, puis il continue : la vie ici est un secret. Nous n’acceptons que les gens qui se perdent. Ceux qui nous abordent volontairement, nous les chassons. Ceux qui ont entendu des rumeurs sur nous, nous les chassons également. La terre est pauvre ici, alors généralement on nous laisse tranquilles. Nous cultivons un amour particulier ici, et nous cueillons chaque jour les fruits cet amour. Vous êtes libre de partir bien sûr, mais sachez que vous êtes chanceux de nous avoir découverts.

– Est-ce vraiment de la chance ? dis-je.– Vous nous cherchiez ?– Non, je ne sais pas ce que je cherchais.– Alors c’est par chance que vous êtes arrivé.– Et si je reste, c’est par choix ? – Oui seulement par choix, vous êtes libre, et c’est pour cela que je pense que vous êtes chanceux.

Je regarde autour de moi. Quelques dizaines de huttes, des arbres parsemés, du bétail et l’horizon qui nous enserre. La table est mise pour une trentaine de personnes, qui s’installent peu à peu. Il manque la grande femme qui m’a fait l’amour. Elle apparaît en dernier, drapée de blanc. Son visage gracieux. Sa peau tannée. Son regard dur et lointain. Habitué à l’horizon. Le peuple de l’horizon, me dis-je à moi-même.

À mesure qu’elle s’approche de la tablée, les voix se taisent, et les regards se tournent. J’attends qu’elle s’exprime, mais elle ne dit rien. Elle regarde avec intensité les yeux qui lui sont tournés. Chacun a droit à son regard. Elle termine par moi. Puis elle s’assoit et tout le monde commence à manger.

L’interprètre me dit :

– Vous avez fait un long voyage.

– Non, seulement quelques jours.

– Je ne parle pas de ce trajet-là. Je parle de celui qui vous a fait traverser le monde connu jusqu’à le quitter.

– Je ne comprends pas, dis-je. Ici. C’est encore le monde ici.

– Nous vous laisserons en juger avec le temps. Profitez de votre repas. Mastiquez bien chaque bouchée de nos légumes rares. Écoutez votre corps et posez-vous la question de ce qui est réel, de ce qui est de ce monde. Peu à peu, vous distinguerez que tout est en train de fondre, que votre raison ne pourra pas subsister longtemps ici. Ce n’est pas la folie qui vous guette, la folie c’est le mot donné par les gens sains. Nous avons d’autres mots pour cela que vous apprendrez, peu à peu. Des mots difficiles à prononcer.

– Où avez-vous appris ma langue ? finis-je par lui demander, car son accent est tellement inexistant que j’en suis troublé. C’est par ce détail que le doute commence à fissurer ma plénitude.

– Dans votre pays, répond-il. J’ai voyagé durant toute ma vie pour essayer de comprendre comment marche le monde. Je n’ai trouvé que lassitude et déception. Je suis rentré ici avec l’idée d’en finir. Finir cette vie inutile. Mais j’ai repoussé à chaque fois ce terrible forfait, cette terrible idée. Je sens en vous la même tonalité, est-ce quelque chose dans votre voix ? Ou bien dans votre regard. Je ressens simplement cette intuition, la même qu’ont eue les enfants qui vous ont accueilli, ce sentiment que vous alliez rester. Rien ne peut l’expliquer, et pas même vous, mais vous êtes déjà sous le joug de notre reine et de sa cour. Et pour tout dire, nous avons besoin de sang frais, nous avons besoin de nouvelles ardoises pour y inscrire un futur possible.

L’homme n’avait pas tort.

J’ai d’abord cru que je ne resterai pas.

J’ai eu peur de cette douceur, ces kilomètres de velours, ces kilogrammes de soie, de satin. Ces peaux laiteuses, ce chocolat blanc et les fruits secs des vieux vergers. Les nuits fraîches sur la plaine morte. Morte en apparence, seulement. Plane comme la feuille de papier. Comme l’espace blanc qui s’est ouvert dans mon esprit comme par une faille sismologique. Des brillances de quartz, des torrents de cobalt, de sang et d’or. La culture précise des épices rares que viennent troquer chaque semaine des marchands à la peau burinée, à dos d’âne depuis des contrées connues et inconnues. Portée par les vents aux portes du hameau.

Et je suis resté.

Puis les jours ont passé. Je découvrais chaque matin de nouveaux regards, de nouvelles passions. Sentant néanmoins que cette joie se tarirait, je m’apprêtais secrètement à repartir discrètement une nuit de pleine lune. Mais je compris que j’avais trouvé ici un lieu dans lequel le mot rester ne crée aucun remous en moi, aucune angoisse. Je regarde les enfants grandir avec bienveillance et je me demande : quel sera leur chemin ? S’ils devront emprunter mille détours pour revenir ici, ou s’ils auront la force de percer de nouveaux mystères. Pour ma part... les années passent et mes mots se perdent enfin. De nouveaux mots viendront peut-être et ils raconteront d’autres histoires, mais ils seront contés dans d’autres langues.


Fin