Chapitre 8

Pas à pas

D’abord, je n’ai pas pensé.

Ensuite, j’ai pensé que je ne pensais plus.

Puis j’ai compris que je pensais à nouveau.

Et de cette pensée sont venues d’autres pensées. D’abord des pensées sur la pensée, puis mon attention s’est porté sur mes pas.

J’ai senti dans la plante de mes pieds le sol rocailleux, l’inclinaison de la pente pliant mes pas, tirant les articulations dans un angle inhabituel.

Cet angle inhabituel provoquait une légère tension, qui d’abord n’était qu’une chatouille, puis un inconfort, puis une douleur.

J’ai aimé cette douleur. Je l’ai laissé exister quelques minutes, jusqu’à ce qu’elle devienne trop forte, trop inconfortable, trop risquée et j’ai ralenti.

Ce qui m’a permis de ne plus penser qu’à mes pieds, mes jambes. J’ai senti que mes muscles étaient chauds, et j’ai compris que je ne faisais pas d’effort. Mon corps faisait un effort, et moi, j’étais devenu un spectateur.

J’ai pensé que si je ne pensais plus du tout, je tomberais à nouveau dans l’oubli total.

Je refuse l’oubli total.

Je marche sans savoir pourquoi je marche, et je ne vais pas rater une miette du spectacle cette fois-ci.

J’atteins une clairière, doucement éclairée par l’espace ouvert d’un ciel bleu tendre.

J’arrête pour souffler. Pour laisser tomber mon corps chaud, mes muscles tendus. L’envie de faire une sieste me prend au coin des yeux. Cette lourdeur du sommeil contre laquelle il ne faut jamais lutter. Je ne veux pas m’évanouir, je ne veux pas perdre de vue mon chemin, aussi je reste conscient ; cette sieste est une partie du voyage, quelque chose à apprécier. Je garderai un œil observateur sur mes rêves mêmes. Je sais comment le passage de l’éveil au sommeil, de la pensée au rêve, se fait en douceur, sans y penser. La barrière qui sépare les deux mondes est fine, transparente. Un souffle nous déplace d’un côté ou de l’autre. Lorsque les pensées perdent leur cohérence, à cet instant précis où l’on est projeté d’un coin du globe à l’autre, où apparaissent des figures oubliées depuis si longtemps que l’on semble les inventer sur l’instant. Je veux marcher comme un funambule sur ce fil pour m’observer, comme en hypnose, inconscient de ma conscience. Je ferme les yeux. Cette pensée me vient : maintenant tu ne dors pas du tout. Absolument pas. Et cet absolu va fondre sous tes yeux, tellement dessous que tu ne le verras pas. Je me déplace déjà plus vite à travers l’épaisseur des souvenirs. Je passe de mon appartement en ville, à la maison de Badi, je me vois plonger dans la grotte malgré les recommandations contraires, les mises en garde ignorées, je vois l’ours manger les petites filles sous mes yeux, je vois la terreur du père, la rage se transmet aux bûcherons qui abattent des arbres devant la grotte, pour m’enfermer avec l’ours, le lac, les rumeurs de chauve-souris. La grotte se retourne alors comme un gant de toilette et englobe désormais le monde entier dans l’extérieur de son écrin, plongeant le dehors dans son dedans, l’obscurité devient la lumière dans ma rétine qui s’endort. Je replonge en ville, je marche dans des appartements désertés. Les images d’une catastrophe, des écoles abandonnées, des confinements. On frappe aux portes d’appartements vides, immenses, longilignes. On ouvre des portes sur des pièces dévastées. On choisit un abri dans l’abri.

J’ouvre les yeux sur un autre rêve. Les arbres ont poussés dans cet abri. Les monstres ne sont pas loin, je suis Max des Maximonstres. Quelle bêtise ai-je pu faire ? À quelle punition suis-je en train de me risquer ? Je m’allonge sur le sol, c’est un futon, je regarde le plafond peint d’un bleu tendre. Une personne entre dans la chambre. C’est une femme aux cheveux courts. C’est une femme que je n’ai jamais vue. Je repense à la phrase de cet auteur qui raconte que les rêves font bander les hommes, n’importe quel rêve. Qu’il y a du désir dans tous les rêves.

Je bande pour cette femme, mais ce n’est pas une femme, c’est l’idée d’une personne plus complexe qu’un être humain. Elle porte en elle toute une époque de ma vie occidentale, dans la grande capitale. Elle représente tout l’extérieur, tout ce qui justement n’est pas ici dans la forêt. Tout ce qui peut légitimement me manquer. Tout ce que j’ai perdu en venant ici. Tout ce que je n’ai jamais perdu, car c’est tout ce que j’ai cru avoir, sans jamais y toucher, sans jamais en profiter. J’ai vu un jour que cela existait. Ne sachant qu’en faire, je l’ai ignoré. Je suis dans une forêt pour tout recommencer.

J’ouvre les yeux sur le même paysage que j’ai quitté. La transformation de ma pensée a eu lieu en cinq minutes. À mon réveil, je me sens étrangement seul. Cette solitude me pèse pour la première fois. J’ai envie de revoir Iro. Plus qu’Iro, j’ai envie de retourner dans une foule, d’être chahuté, d’être bousculé. Je me lève. La lourdeur du corps a disparu totalement. Elle a été remplacée par une lourdeur de cœur. Je repars d’un pas incisif, sortant de la clairière, rentrant dans un bois plus dense. Les feuilles des arbres sont d’un vert foncé dense, saturé de chlorophylle, rendant le paysage plus sombre.

J’entends des bruits que j’apparente à des animaux. Bruits de feuilles foulées aux pattes avec entrain, grognements sourds. Une horde de sangliers cheminent à une cinquantaine de mètres. Je m’arrête pour les observer. Des petits et leur mère se chamaillent. Ils ne m’ont pas vu, mais m’ont senti, car leur agitation s’interrompt. Ils se tiennent aux aguets. Je n’ose bouger. Un coup de feu retentit, ils détalent. Je plonge derrière un arbre. À l’affût. Aucun autre son, la forêt est silencieuse. Celui qui a tiré doit être loin. Je vais rester ici jusqu’au prochain bruit. Cinq minutes passent. Puis cinq autres. Ma peur s’étiole. Pourquoi quelqu’un aurait tiré ? Je viens à en douter. Puisque ça n’a pas de sens, ça n’a peut-être pas eu lieu. Je me relève et m’avance vers là où étaient les sangliers. Aucune trace de leur passage. Je cherche sur les arbres des impacts de balles. Je ne trouve rien. Il est temps de continuer, avant la nuit, je dois trouver quelque chose, si seulement je savais quoi !

Il m’est difficile de savoir quoi chercher. La simplicité de ma vie m’a toujours étonnée. Elle a toujours étonné mes proches, ma famille, mes amis. Lorsque j’étais enfant, on me demandait ce que je voulais faire plus tard. Je répondais toujours que je ne savais pas. À partir de 15-16 ans, c’est devenu une question fréquente, répétitive et lassante. On me la posait tout le temps, je répondais toujours que je verrais plus tard. Je ne m’en suis jamais inquiété. Cette inquiétude a toujours concerné les autres. Mes amis avaient des ambitions précises. Parfois trop précises. Obsession de devenir chercheur, de devenir musicien, de devenir sportif de haut niveau. Ils avaient trouvés leur voie, le chemin royal. Je n’ai jamais vraiment su. Comme j’étais bon en calcul, j’ai appris à manier les chiffres. Et comme il faut bien vivre, je suis devenu ingénieur. J’ai rapidement gagné de l’argent et cette occupation mathématique a rempli l’espace de mon cerveau. Mon corps lui s’est déplacé de la maison au travail, du travail à la maison, de la maison au marché, du marché à la maison. C’était un véhicule avant tout. Pratique, pas compliqué à opérer. Lorsque je n’avais plus besoin de mon corps, je le posais sur un canapé, et je pensais. Je pensais à des choses agréables, j’imaginais des voyages. Je repensais à mes rêves, tentant d’y trouver quelques miettes de sens, quelques bribes de chansons à chanter. Je n’ai aimé personne pendant longtemps. J’avais des amis avec qui j’aimais parler, écouter de la musique, mais je ne suis tombé amoureux que très tard, comparativement à mes camarades, qui ont eu des étoiles dans les yeux dès le collège. Il m’a fallu attendre la vie professionnelle. J’étais en déplacement en Russie, je travaillais pour le gouvernement, des calculs compliqués en rapport avec l’espace. Une femme du projet m’a approché un jour pour me poser une question technique. Je n’ai pas su lui répondre, car son apparition devant mes yeux a stoppé quelque chose qui tournait rond. Et ça s’est mis à tourbillonner, à centrifuger en moi-même. Je n’avais plus de mots pour lui répondre, je ne savais pas ce qu’elle voulait, mes oreilles sifflaient. J’étais choqué par sa beauté. Et j’étais choqué par l’absence de raisons apparentes à cette beauté, car de beauté, devant mes yeux, beaucoup aurait dit qu’il y en avait peu. J’ai vu quelque chose dans son expression, dans le battement de cil, dont le rythme a dû coïncider avec un battement névralgique profondément enfoui jusqu’à mon ADN le plus privé, une vibration qui a résonné comme un cloche dans une église. On imagine un battement de cil au ralenti, battant aussi lentement qu’une météorite frappant la terre, soulevant la poussière comme mes pas sur ce sentier perdu, sur ce sentier que j’invente sans comprendre où je vais. Cette lumière, Ludmilla, cette lumière a flashé en moi comme une supernova. J’étais tellement abasourdi que je me suis excusé et j’ai dit très naturellement : « Je ne peux pas vous répondre, car mon cœur a cessé de battre au moment où vous avez parlé » Elle m’a cru sans demander davantage. Comme si elle savait déjà qu’elle provoquerait cet effet, comme si elle l’avait prévu depuis longtemps, qu’elle n’attendait que le jour de ma venu en Russie, dans ce bureau pour venir exécuter son contrat, comme une tueuse à gages en mission, elle savait qu’elle n’aurait qu’une chance pour faire mouche et munie de toute sa confiance (une confiance longue et lente, acquise et mûrit lors d’entraînements douloureux qui lui valurent de la souffrance physique et mentale et le soutien de toute sa famille), munie de toute sa belle et nonchalante confiance en elle, elle observait froidement, sauf un œil légèrement souriant, le résultat dévastateur de son battement d’œil chirurgical, opéré à la microseconde près. Ce qui me sembla alors être une domination extrême de son charme sur moi s’est mué d’un coup en tout l’opposé. Et même si tout avait été minutieusement calculé, elle ne sut comment manier la situation à partir de là. Je compris qu’il n’y avait ni entraînement, ni confiance, ni peut-être même de battement, il y avait Ludmilla, il y avait moi, et nos hormones étaient en symbioses.

Elle est venue le soir dîner à mon hôtel. Je l’ai demandé en mariage le lendemain soir.

Cinq ans plus tard, je la quittais pour venir ici, à la recherche de rien.

Iro me manque. M’assoupissant contre un micocoulier géant, son visage souriant m’apparaît. Sans lui, je serai perdu en ville plutôt que dans cette forêt. Je ne dors pas tout à fait, empêché par des idées qui parasitent ma calme méditation admirative pour mon ami. Une ombre planante, majestueuse, très haut au-dessus de moi, recouvre la clarté de mes visions. Je l’ignore depuis plusieurs jours, cette sombre masse, cette anti-joie menaçante qui est restée tranquille, mais dont la présence se veut définitive.

Et si tout s’arrêtait là pour moi ? J’aurais vu qu’il n’y a pas grand-chose pour moi dans ce monde qu’un mystère insondable, des rencontres cryptiques, des paysages de papier, des pas mis les uns devant les autres. Cette pensée crue place cette masse sombre en mon cœur, non plus comme une planante menace. Le regard plongé dans cette noirceur, je fais corps avec elle, et sombrant ensemble, nous nous endormons dans la nuit fraîche, la nuit hululante, dont les dangers imaginaires ont fondu dans l’écorce épaisse et accueillante, mon écorce. Le rythme des pas du jour se confond avec les pas de demain. Dans l’unité du temps arrêté, je me confonds enfin. N’attendant rien de la nuit.

Ce matin, le soleil est beau. Qu’a-t-il de plus que le soleil d’hier ? Il brille sans raison. Il me semble qu’il ne brille que pour moi et donc pour personne. Je suis le témoin d’une lumière parfaitement gratuite. Les rayons fusent à travers les feuilles, éclairant un chemin que j’invente à chaque pas. Il n’est plus question d’un quelconque sommet pour entraîner mes pas, je suis mû par une nouvelle volonté : me perdre.

C’est un sentiment que je n’ai jamais vraiment senti, car je suis né avec beaucoup de confiance en moi. Ce qui occupait beaucoup mes amis et les gens proches de moi, c’était toujours de résoudre un quelconque problème que la vie leur mettait devant eux comme un obstacle infranchissable. Leur vie ressemble à une course d’obstacles, seulement chacun leur paraît insurmontable et c’est avec grande peine qu’ils avancent. Cette difficulté à vivre… cette souffrance à se traîner dans l’existence… cela leur occupe toutes leurs journées, toutes leurs discussions, toutes leurs passions. À chaque éclatante victoire sur d’invisibles adversaires, leurs angoisses se transmuent en joie vive, qui dure allumette. Voilà leur défaut, à mes yeux, ils pensent, ils ne font que cela, penser, peser, essayer. Jamais ils ne réussissent vraiment, jamais ils ne savourent cet immense vide. Je sens ce poids, je vois presque ce fil ténu qui me relie à leur pseudo-existence se tendre à chacun de mes pas. Plus j’avance, plus je m’enfonce, plus je m’abandonne, et plus je sens cette tension qui me relie vivement à eux. Je crois bien les détester pour cette emprise qu’ils ont sur mes instincts. Et je sens aussi qu’ils me retiennent, eux seuls, et malgré leurs défauts aveuglants.

Dans une autre vie, j’aurais pris le temps d’étudier ce voyage. J’aurais consulté des guides, parlé avec des experts sur le sujet, afin de bien me préparer. Je marcherais en reconnaissance de cause. Rien ne serait vraiment neuf. Tout correspondrait avec plus ou moins d’exactitude à une image préformée de chez moi, et je pourrais observer en toute délicatesse les variations, les correspondances, les infimes surprises. Ici, maintenant, je marche en traînant tout le poids du monde civilisé, attelé, harnaché à mes croyances qui sont d’une élasticité surprenante. Ma faim va grandissant, je sens que mes forces, bientôt, commenceront leur déclin. Mais je n’ai pas peur d’atteindre le point de non-retour. Je le sens loin derrière moi. Je l’imagine comme un petit point qui disparaît dans la brume d’une avant-veille ou d’une autre. Les arbres, d’habitude si denses, s’espacent désormais de quelques pas supplémentaires chaque heure. Je ne grimpe plus depuis un moment, c’est un plateau, et la terre sans doute moins riche, et le soleil sans doute plus timide, et l’eau sans doute plus rare n’ont pas élu ici une résidence favorable. Ma gorge se serre, je n’ai plus d’eau depuis ce matin. Le soleil est immobile depuis un moment, campé dans mon dos, il me pousse enfin à atteindre cet endroit que je cherchais sans vraiment l’avoir compris plus tôt, l’endroit où je me sentirais enfin perdu. Il n’est jamais évident d’atteindre ce point. Quand le temps semble en accord avec le paysage, on se perd parfois. J’ai cette rare sensation que j’avais déjà ressentie dans une autre vie : je suis immobile et c’est la terre qui recule sous mes pas. Les arbres ne sont plus que symboliques. Un petit hêtre qui tient à une racine. Un bosquet rigolo qui lui tient compagnie, puis enfin, la terre craquelée comme autant de branchies d’un poisson fossilisé. La fin d’un monde et des ailes me poussent à courir. Je suis léger, je suis le vent de cette plaine, j’ai quitté enfin ma vieille lourdeur. Je n’ai plus besoin de penser. Le ciel s’assombrit, laissant paraître à l’horizon des lueurs civilisées. La fraîcheur soudaine de cette fin de jour m’incite à hâter le pas, malgré ma fatigue supposée, je flotte sur cette terre nouvelle sans ressentir la moindre friction. Sans doute arriverai-je avant la fin de mon souffle. C’est à peine la nuit. Tout est lent. J’ai dû franchir une frontière, car le temps coule définitivement à travers certains interstices. Est-il absorbé par la terre aride ? Pour la première fois depuis qu’Iro m’a quitté, je trouve un chemin. Ce sont d’abord deux petites lignes de cailloux sans vraiment aucun sens particulier, puis la terre au centre plus nivelée. Enfin, la rare végétation disparaît tout à fait et les premières traces de pas, nets de roulement, apparaissent clairement. Je marche au milieu de cette route, fier comme un conquérant qui a dépassé un monde. Aux premiers signes certains de civilisation, une hutte qui semble jaillir de l’horizon, quelques bêtes maigres au loin, un troupeau, je me sens réduit à ce que je suis : un visiteur égaré. J’aperçois déjà en miroir l’image délabrée de l’humanité que j’offre à ce paysage vaguement humain. Je suis sans doute à ses yeux moins humains que lui. Ça me va bien. La hutte a grandi. J’aperçois les premiers hommes. Les premières femmes. D’autres habitations parfont le paysage, offrant l’image d’un hameau en bordure du village plus lointain qui brille encore sans se montrer. Ce retour à l’humanité, je ne le souhaite pas vraiment. Mon corps pourtant à bout me donne la force de continuer. Je décide alors de ne pas m’arrêter. Je m’avance vers eux en tentant de ne pas les regarder. Naturellement, pas à pas, sans me soucier vraiment de leur existence, je m’apprête à passer devant eux. Deux petits enfants s’élancent à ma rencontre en criant un mot que je ne comprends pas. Ils ont l’air ravis de me voir. Mon plan d’ignorance échoue lamentablement ! Je leur souris de tout mon visage, de toutes mes dents. Arrêté au milieu du chemin, je les laisse venir à moi pour faire durer ce moment. Ils courent avec tant d’allégresse qu’il m’est impossible de retenir des larmes de joie. C’est comme retrouver mes propres enfants. De les découvrir enfin. L’émotion inattendue renverse toute logique tandis que j’absorbe cette image de deux enfants qui courent sous les regards attendris de leur famille qui observe attentivement la scène, étonnés eux-mêmes de cette soudaine explosion d’émotions, étonnés de n’avoir pas peur de cet étranger sale, sans doute même répugnant, qui leur apparaît par ce chemin à peine formé. Pourtant je suis là, et je les accueille tout autant qu’ils m’accueillent. Nous nous accueillons mutuellement dans cet endroit dont je ne connais pas le nom.