Chapitre 6

Une origine.

Extrait du journal d’Iro

La première fois que je l’ai vu, c’était un jour de pluie. Il pleuvait depuis plusieurs semaines et nous avions fini par oublier la sensation même du soleil. J’avais un grand parapluie d’hôtel, bien trop grand pour une personne et difficile à manier dans les ruelles de la ville. C’était le seul que j’avais cependant, et n’aimant pas posséder beaucoup d’objets ni les jeter, je m’en accommodais comme il faut. Je vis un homme, un étranger, sous un porche, qui semblait avoir été surpris par la pluie. Il paraissait trop frais arrivé dans la ville, ses habits, sa manière de se tenir, tout montrait, aussi subtilement que possible, que sa présence ici n’avait encore rien de naturel, rien d’habituel. Je fus surpris de cette rencontre fortuite, car les étrangers sont rarement seuls par ici. Ils viennent en bande, bien organisée, bien méthodique, ils parcourent la ville en quelques jours, ne prenant que ce qui se tient immédiatement à la surface, ce qui ne nécessite aucun effort particulier, ni patience, ni résistance, ni endurance ; tout l’inverse de cet homme qui ne semblait pas être un touriste. C’est-à-dire, pas un homme venu pour se gratifier facilement d’être venu. Quant à moi, j’étais sorti sans raison et je n’attendais presque rien de cette journée. Je n’arrivais plus à travailler, toute inspiration m’avait quitté. Je traçais bêtement sur la feuille des formes abstraites, sans émotion, sans espoir. J’avais épuisé ma réserve de désir et d’espoir. Je sortais sans espérer beaucoup, c’était pourtant bien la seule action constructive que je pouvais envisager. Aussi, quand je vis cet homme d’une beauté étrangère, oui il me parut beau, mystérieusement beau, car ces traits n’étaient pas fins, ou répondants aux canons de la beauté d’ici ; pas de pommettes saillantes, mais des yeux grands et brillants qui se sont tournés vers moi et m’ont fixé. Je n’ai pas détourné le regard. Ma curiosité était plus forte que ma timidité. Je parcourus le contour de son visage, comme si je le dessinais mentalement, ou plus exactement, comme si c’était moi qui le dessinais dans la réalité. Un regard actif, en quelque sorte. Un regard créateur qui aurait bien voulu être l’auteur de ces contours. Je le photographiais ainsi mentalement, imprimant avec une volonté de graveur le moindre détail visible. Nous étions à une dizaine de mètres et j’eus envie alors de me rapprocher, pour fixer davantage de détails, qui commenceraient à me raconter l’histoire de cet homme. Une histoire sans mots, mais qui parlait déjà de longues marches, de la volonté de découvertes iconoclastes. Je voulais m’approcher, mais je ne le fis pas. J’en avais assez. Assez pour retourner à l’atelier et reprendre le travail, chargé d’une nouvelle émotion qui serait une nouvelle impulsion. Ainsi, sans autre forme de politesse, je quittai notre échange de regards et repris le chemin de l’atelier. Comptant sur ma persistance rétinienne pour garder mon futur dessin frais. Je repassais en revue la sinuosité des traits, la lumière du regard, la bouche légèrement entrouverte de celui qui est perdu dans une pensée profonde. Je savais, en poussant la lourde porte de l’atelier, qu’il ne faudrait pas s’adresser au concierge. Garder, en montant les escaliers, un rythme régulier, et enfin, me dirigeant jusqu’à la planche à dessin, ne pas céder à la tentation de saluer Sara, Isa, Bêla, tous ces regards chauds qui risqueraient d’enflammer le timbre fragile que je porte entre les mains, craignant feu, vent, eau et poussière. Tout se passa comme prévu, et quelques minutes après avoir trempé la première plume dans l’encre anthracite, le premier visage parut, et je retrouvais aussitôt cette belle image qui m’était apparue plus tôt. Exactement la même ? Non. Passé par le filtre ténu de ma vision, le résultat était déjà autre chose, le début d’un nouveau personnage pour mon histoire. Sera-t-il celui dont mon héroïne tombera amoureuse ? Ou l’ennemi délicat que l’on devra apprécier à sa juste valeur, qui saura créer ce sentiment d’ambivalence délicieux ? Je songeais à cela en relevant les yeux quand j’aperçus, trempé de la tête aux pieds, haletant, l’étranger. Il me dit, dans une langue maîtrisée, teinté d’un léger accent occidental :

– Je peux voir votre dessin ?

C’est ainsi que je l’ai rencontré et que nous sommes devenus amis. Il s’installa dans notre studio partagé, expliquant que son travail était devenu trop laborieux, trop inconsistant et que la présence d’un groupe d’artistes l’aiderait dans ses calculs. Chaque matin, il arrivait le premier, et nous le trouvions, à notre arrivée, déjà plongé dans des calculs. Il possédait plusieurs instruments compliqués et de grands tableaux imprimés, parfois agrémentés de dessins techniques. Lorsque je lui demandais ce sur quoi il travaillait il répondait, toujours laconiquement :

_– Je résous des énigmes.

Et lorsque nous cherchions à en savoir plus, il répondait :

– J’utilise les dernières découvertes mathématiques pour faire avancer la science.

Personnellement, j’ai toujours eu l’intuition qu’il se situait à mi-chemin entre l’artiste et l’imposteur. Il ne voulait pas donner le nom de ses clients. Sans doute des entreprises du pays, peut-être de la ville même. Des secrets d’État circulaient peut-être sous ses doigts agiles, tapant à toute vitesse sur ses instruments.

Très rapidement, il voulut en savoir plus, lui aussi, sur mes activités. Je ne lui parlai que de dessins, et des aventures crayonnées qui constituent la plus grande part de mon activité. Mes aventures poétiques avec mes amis de la Petite Verte ne furent abordées que peu à peu, à mesure que je pus commencer à lui faire confiance, à mesure que je sentais que la curiosité qui m’avait frappé dans son regard, dès le premier instant de notre première rencontre, devint insoutenable pour lui, et lorsqu’il partit explorer, par lui-même, la montagne, ce fut pour moi une petite victoire. Je craignais bien sûr pour lui, doutant du bien-fondé de mon désir de l’associer à mes recherches, mais son intelligence et sa manière si détachée d’aborder la réalité me fascinaient.