Chapitre 3

Nuit et jour

« Je considère la vie comme une auberge où je dois séjourner, jusqu’à l’arrivée de la diligence de l’abîme » — Pessoa

Il est ensuite question de la position floue du corps dans la recherche des épaisseurs d’édredons et le confort du relâchement. Quand enfin l’esprit s’ouvre telle une liqueur, et coule dans les draps, imbibant jusqu’à l’air de sa caresse. Je suis alors de retour dans le pays d’avant le grand voyage, porté par un métro sans rail à travers les tunnels aléatoires d’une ville qui n’est qu’une somme absurde de toutes les villes que j’ai connues, défilant à une vitesse nulle. Entoilé dans ce songe qui ressemble davantage à ce que la pensée produit à bord de ces rames, tandis qu’elles traversent les stations, alternant avec surprise les longs couloirs et les ciels ouverts. De cette époque, mon corps s’en souvient-il, lui le longiligne, le filiforme ver nu qui portait déjà ce désir d’ailleurs sans vraiment le savoir, sans comprendre que cette bête noire et abîmée n’était qu’un appel, qu’un cri de liberté joyeuse et sans attache ?

Cette nuit dure de longs mois, mais, soudain, je retourne à une forme de réalité plus tenace. Une douleur dans le mollet, le pincement violent d’une crampe me lacère tout à coup et me projette dans cette étrange demeure, vide à présent. Vide et bleue. Bleue d’une nuit chaude, percée d’étoiles et de sommeil lourd. La douleur se dissout dans la couverture douce couleur lavande. Je suis tout habillé, contemplant un plafond très lointain. Je comprends que ce lieu public est un temple ou une église. Les dessins finement tracés et dorés reflètent les quelques éclats de lumière que la lune a bien voulu leur donner. Je crois y reconnaître un paysage familier. Les montagnes vertes, les milliers de montagnes vertes, encrées dans ma mémoire, ancrées d’or sur ce plafond.

Je replonge derrière mes paupières, mais immédiatement je rejaillis du même côté. Est-ce que j’ai entendu, du fond de mon assommement, des bruits de clés qui tournent ? De voix qui complotent ? Soudain j’en suis sûr, je suis enfermé. Pris dans la torpeur, je n’ose pas me lever pour aller vérifier si la porte est verrouillée et je commence à m’interroger. Pourquoi serais-je enfermé ? Est-ce pour me protéger ? Est-ce pour m’emprisonner ? Ai-je fait quelque chose de mal ?

Les questions s’installent rapidement comme un maelström et avant que je ne m’en rende compte je me réveille à nouveau, à un tout autre paysage. Le soleil s’est levé. L’agitation de la nuit s’est apaisée, mais sa violence soudaine a laissé une ombre en moi qui continue de tourner. La double porte de l’entrée est grande ouverte laissant une lumière éblouissante pénétrer sans contrôle, de sa blancheur ondulante, la paisible bâtisse. Dans l’ouverture de la porte une ombre s’interpose, une ombre immense, grasse et gracieuse d’une femme énorme, vêtue d’une robe blanche légère. Elle porte un plateau d’argent plus large qu’elle et je devine des victuailles dans le contre-jour dramatique de ce réveil brutal.

Ses pas claquent et résonnent, couvrant à la fois le chant des oiseaux et mes pensées les plus ahuries. À mesure qu’elle s’avance je distingue son sourire, ses joues rouges, sa beauté blanche et brillante, sa jeunesse étonnante, ses seins pesants qui balancent, et les autres fruits qu’elles portent qui n’ont pour se distinguer qu’autant de couleurs et de parfums sucrés.

- Souhaitez-vous manger, monsieur le visiteur, demande-t-elle ?

– Bien sûr.

– Souhaitez-vous de la compagnie ?

Sa question m’intrigue, si bien que la seule réponse plausible est un oui, pourquoi pas ? Jeune intriguante, venez donc me raconter qui vous êtes, pensé-je. Qu’ai-je d’autre à faire que de me plonger dans les histoires de cet heureux personnage ?

– Avez-vous bien dormi, avez-vous été dérangé par le bruit ?

– Je ne crois pas en avoir entendu, réponds-je.

– Nous sommes venus fermer les portes cette nuit, car des rumeurs de la forêt nous ont inquiétés.

– Dites-m’en plus, s’il vous plaît !

– Nous avons joué toute la nuit et nous craignons d’avoir réveillé l’esprit du tort. Plusieurs hommes se sont réveillés d’un même rêve. Lorsqu’il nous parvient par les voies de la nuit, le rêve du tort peut appeler les esprits de la forêt à descendre sur la ville. Ici, vous savez, c’est l’avant-poste. Quand quelqu’un entre ou sort de la forêt, nous sommes les premiers à le savoir.

– L’esprit du tort est-il venu ?

– Non. Bizarrement, seuls les signes avant-coureurs sont apparus. Le vent a soufflé, chargé d’une odeur de pétrole et de goudron, puis plus rien. Le soleil s’est levé comme chaque jour.

Un silence. Elle me tend un fruit que je ne connais pas. Elle sait que je ne le connais pas, son sourire la trahit, mais je rentre dans son jeu. Elle dit :

– Vous faites comme ça dans votre pays ?

– Oui !

Elle éclate de rire. Alors je lui tends le fruit en inventant :

– Chez nous, on appelle ça des fratatas, mais on ne le mange pas

– Nous aussi on l’appelle comme ça !

Et nous rions tous les deux. Elle saisit le fruit. C’est un globe noir, très légèrement mou, de la taille d’un pamplemousse. Le prenant à pleines paumes, elle exerce une torsion et la bête cède dans un bruit craquant.

– Je peux vous dire une chose ? me demande-t-elle.

– Bien entendu, je suis là pour vous écouter.

– Est-ce bien vrai ? Personne ne sait pourquoi vous êtes là, pas même vous ? Mais j’en profite pour vous parler franchement. Savez-vous, la souffrance est grande ici. Je dis vouloir parler, mais je ne sais pas comment le raconter. C’est physique. C’est là dans notre corps, nous vivons avec une peur toute frêle, une flammèche de désir qui siffle et souffle au vent nocturne que rien n’apaise et dont la brûlure nous maintient toujours alerte. Nous dormons peu, nous savons que la fin approche, alors nous poussons, nous créons, nous chantons et nous nous épuisons pour la repousser. L’aridité du monde, oh, si vous saviez la sécheresse de ce village.

– Mais de quelle fin parlez-vous ?

– La fin de l’amour, la fin de la forêt, la fin de tout ce qui rendait la vie intéressante. La fin des fratatas, la fin de mes gros seins qui ballottent.

– Non, tout sauf ça !

Elle s’arrache un sourire et reprend.

– Nous vivons dans la peur de la fin et l’agitation que nous faisons pour la secouer et la repousser est dantesque.

– Je comprends, vous savez…

– Je ne sais pas si vous comprenez vraiment, car... il y a des choses que je ne peux pas vous dire. Non pas qu’elles soient secrètes... ni que vous soyez trop bête. Simplement des choses qu’il faut avoir vues.

Puis elle se lève et ajoute :

– Excusez-moi de m’être confiée ainsi. Il y a quelque chose dans votre regard qui me fait croire que vous comprenez malgré tout.

– Je ressens quelque chose. Mon corps n’est pas insensible et si je pouvais vous consoler, vous prendre dans les bras, je le ferais, mais j’ai bien trop peur de la réaction de qui nous verrait.

– Vous avez bien raison. Profitez de vos fratatas. À bientôt.

Je la laisse partir. Je n’ose trop la regarder quitter l’édifice, de peur de la trouver trop charmante. Elle s’arrête devant la porte, semblant prise par une pensée qui l’a stoppée net. Elle est immobile à présent. On dirait une statue grecque. Une généreuse sculpture. Je sais que je me souviendrai longtemps de cette image. Nul besoin de la photographier. Vous la voyez également. L’impression rétinienne étant faite, elle reprend son pas et disparaît, me laissant seul à mes pensées vagabondes. Une image de la ville me vient, celle d’une ville qui ne me retenait pas, mais qui maintenant m’attendrait. L’envie du monde que je comprendrais mieux. L’envie de boire un thé sur une terrasse entourée d’inconnus m’ignorant. D’être baigné à la fois dans l’anonymat et dans le désir des autres. Désir flou de contact. Je me lève enfin. J’emporte dans mon sac les fruits les plus exotiques du plat, enfile mes chaussures, plie avec attention la couverture douce, lance un dernier regard au plafond finement sculpté dont les traits se fondent avec les rayons du jour brillant. Puis je pars. Au-dehors, les habitants ont repris leurs activités que j’imagine être habituelles. Des bûcherons, que je reconnais à leur démarche leste et leur regard sûr, parlent au coin d’un chemin. Ils m’ignorent, ce qui me plaît et me rassure. Je souhaite disparaître simplement et bientôt j’ai repris mon chemin vers la ville. Au loin, j’aperçois déjà les petits hameaux qui annoncent la cité. J’ai le pas léger et l’âme ébahie par le silence. Je ne suis pas sûr de comprendre les derniers jours qui viennent de se dérouler. Je ne sais pas toujours quel jour nous sommes précisément, et je n’ai pas envie de le savoir. Je voudrais juste rentrer chez moi, me laver, ranger mes affaires. Alors je marche. Je tâte ma poche pour voir si ma clé s’y trouve encore. Je la sens, dure, à travers le tissu. Je me demande si elle marchera, je me souviens qu’en partant, la serrure était grippée. Les hameaux dépassés, je traverse une zone plus dense. C’en est fini des espacements entre les maisons, des étendues vertes et ignorées. Plus j’avance vers le centre, plus l’espace est mis à profit, exploité, chaque miette de propriété mise au service de son _propriétaire. _Je pense au propriétaire de mon appartement. C’est avec lui que j’ai parlé pour la première fois de la Petite Verte. Je vois son sourire éclatant, ses dents en or quand il a rigolé. Le silence que je n’ai pas trouvé étrange qui a suivi ce rire, mais qui me revient à présent. C’était un silence pensif, et j’avais dû meubler la conversation avec une remarque sur le compteur de gaz pour le faire sortir de sa rêverie. C’est comme s’il m’avait quitté un instant. Je n’en avais rien conclu à l’époque, et je continue aujourd’hui.

Bien que marchant vite, je ne sais pas si je vais pouvoir rentrer avant la nuit. Je pourrais prendre un taxi ou un bus, mais j’aurais l’impression de tricher. Je commence à percevoir en effet que cette longue marche était comme une épreuve que je m’étais donnée. Je sens que je n’ai pas uniquement déplacé mon corps à travers ce pays, mon âme a tremblé également. Je repense aux cimes inquiétantes, sans savoir pourquoi je les ai trouvées inquiétantes. Je repense à Po, et à ce bûcheron, qui, un peu agacé par mon comportement, m’a fait remarquer que je n’existais pas. Je crois qu’il a raison, je suis peut-être le rêve de quelqu’un d’autre. Mais je n’en demeure pas moins réel. Je repense à la menace formulée sans ambiguïté, et ma promesse de garder le secret. En tous les cas, ces pensées ne me donnent pas la solution sur la nuit qui approche. Je commence à chercher du regard ce qui pourrait me servir d’abri pour la nuit. En passant devant une statue étrange, dont la description n’apporterait rien au récit, je me souviens tout à coup que j’ai un ami qui vit ici. Ami est peut-être un peu fort pour décrire notre relation, dans un pays où l’amitié n’est jamais vraiment claire pour moi, j’en resterai pourtant à ce mot. Je sens en lui et en moi une admiration réciproque qui, bien négociée, pourrait se transformer en amitié. J’essaie de me souvenir de son adresse. Toutes les rues se ressemblent dans cette partie moderne de la ville. J’ai le souvenir de lumières rouges et violettes. D’odeurs de poissons grillés. Un établissement brille dans le soir tombant, mais les couleurs bleutées de ces néons ne correspondent pas vraiment. Je m’approche néanmoins, attiré par le rythme frénétique des dessins abstraits de l’enseigne ; je crois y lire un mot signifiant « pied », mais je ne suis pas sûr. La porte est gardée, ce qui présage peut-être une activité licencieuse ou du moins, protégée des regards. Je m’approche. Le videur me dévisage de la tête aux pieds. Puis il dit : « Votre visage m’est familier, mais vous n’êtes jamais venu. Qu’est-ce qui vous amène ? » Je réponds du tac au tac : « Le pied ». Il sourit et m’ouvre la porte. « Votre accent est parfait, amusez-vous bien ».

Étonnant qu’il trouve mon accent parfait. Il est vrai que j’ai senti rapidement que la langue d’ici me convenait naturellement bien. Que je pouvais habiter cette langue sans difficulté. La porter comme un costume qui me va bien. J’éprouve un certain plaisir à prononcer ses mots, et du plaisir naturellement, une forme de maîtrise m’est venue rapidement. Peut-être a-t-il voulu dire que mon accent lui plaisait, et j’ai fait une erreur de vocabulaire. S’il est du Nord, il est probable qu’il ait un usage un peu différent de cette langue.

Derrière la porte, un escalier en colimaçon me conduit immédiatement sous le niveau de la rue. Une vieille femme derrière un guichet m’accueille avec un grand sourire. Je ne saurais dire s’il est faux ou sincère. « C’est la première fois ? » Je réponds oui. « Choisissez simplement. Faites confiance au hasard ». J’acquiesce prétendant savoir de quoi il s’agit. Elle tend la main à sa droite, sans quitter son sourire un seul instant, m’invitant à poursuivre ma découverte du lieu.

Une musique répétitive résonne dans un long couloir jalonné de porte. Des numéros aux portes, allumés ou éteints. Je m’avance doucement, prenant soin de capter ce qu’il y a à capter. Le sol est un carrelage noir et blanc, d’arabesques fantasques insensées. La musique me dicte un certain rythme que j’accomplis au ralenti. Je crois comprendre que les numéros allumés sont les salles disponibles. Je choisis la quatorze. Posant ma main sur la poignée, j’hésite un instant. La vieille dame me lance, de l’autre bout du couloir : « Oui allez-y, c’est un très bon choix ! ».

J’ouvre la porte. Un parfum fleuri, de savon et d’huiles m’envahit sans attendre. La pièce est noire, sauf pour une bougie qui brûle sur une toute petite étagère. L’origine de cette odeur. Le temps que mes yeux s’habituent à l’obscurité, les contours d’une femme se dessinent. Elle est assise contre un mur, sur un menu coussin, les yeux fermés. Face à elle, un matelas rouge, fin et long. Sans ouvrir les yeux, elle sourit et dit « Bienvenue dans la salle quatorze. Fermez la porte et installez-vous s’il vous plaît ». Je me baisse. « Vos chaussures ». Je retire mes chaussures. J’ai peur de l’odeur. « N’ayez pas peur » dit-elle, comme lisant dans mes pensées. Elle continue « Vous avez fait un long voyage, allongez-vous ». Je pose mes affaires dans le coin opposé à la femme, puis je m’allonge sur le tapis et ferme les yeux. Tout d’abord, il ne se passe rien. Je perçois une musique, à très bas volume. Une musique que je reconnais immédiatement. C’est un orchestre de bois. Je dis « Je connais cette musique ». Je n’ose pas ouvrir les yeux. J’écoute et je sens. L’odeur de la bougie. Le son des instruments en bois frottés, tapotés, lâchés, rebondis, battus. L’air semble circuler autour de moi. Soudain, je sens un contact sur mes pieds. Deux mains qui les saisissent, les soulèvent puis les enveloppent dans ce qui semble être une de ces serviettes chaudes et parfumées que l’on sert parfois dans les restaurants. La chaleur remonte le long de mes jambes, dans mon bas-ventre et je sens une détente qui parcourt mon dos et ma nuque. J’ouvre la bouche, émettant un petit râle de satisfaction. Je sens la pression des doigts de la femme à travers la serviette humide. Elle presse à plusieurs endroits, rapidement, comme un premier contact, un premier diagnostic. Elle dit : « Vous avez beaucoup marché. Peu de gens marchent autant. Cela sera d’autant plus facile pour moi, vos pieds sont vifs, vos sens butent-ils sur un rêve mal éveillé ? » Je ne sais que répondre. Elle continue : « Vous semblez insatisfait. Je crois que vous cherchez quelque chose sans le savoir ». C’est possible, me dis-je. Alors je lui dis : « J’ai marché en effet pendant de longs jours. Je ne sais pas si c’est quatre jours ou vingt jours. Je ne sais plus pourquoi je suis parti. Il me semble que j’avais le cœur très léger en partant. Aujourd’hui, je ne sais pas pourquoi je rentre ni vraiment où je rentre. » Elle répond doucement : « Vous n’êtes pas parti le cœur léger, vous êtes parti le cœur vide, car avant d’arriver dans notre pays, vous avez quitté l’amour. Il est encore en vous, mais vous l’ignorez. » Elle se tait, tout en continuant à palper mes plantes voutaires. Et je me dis quel étrange mot… voutaires...

La musique évolue doucement. Une flûte a fait son entrée. On perçoit le souffle de la flûte qui perce la lugubrité doucereuse de la cabine numéro quatorze de « Pied », quelque part entre la Petite Verte et mon appartement de location. Le son de la flûte de bois, d’un bois éminemment local et enchanté, possède une rondeur qui le fait rouler de bosse en bosse, de volute en volute, jusqu’à un certain tréfonds, comme un plancher intérieur, sur lequel reposent quelques interrogations nouvelles. Je me fonds dans la sensation tactile, odorante, musicale. Derrière mes paupières des apparitions inquiètes, des formes abstraites, d’encres colorées dans un océan troublé. La voix de la femme reprend : « Vous ne pouvez pas contourner toutes vos questions. Vous n’êtes pas prêt à descendre plus bas, bien que d’autres aient essayé, je pense qu’il ne faut pas descendre tout de suite. Profitez de l’instant, puis rentrez chez vous. Songez à visiter d’autres montagnes, sans avoir à marcher, cherchez les montagnes intérieures ». Le massage cesse bientôt, et une lumière orangée apparaît. J’ouvre les yeux, la femme a disparu. La porte est ouverte. Il est temps de reprendre mon chemin. Je me sens à la fois plein d’énergie et totalement vide. Je ne sais pas où est ma volonté. Je sens comme une urgence à rentrer chez moi afin de quitter ce périple sans sens que j’ai entrepris sans savoir. Je ressens le besoin impérieux d’être dans une pièce à moi, enfermé pour quelque temps. Après avoir ouvert mes pas à tous les vents, mes pieds réclament un sol connu, une vision rassurante d’objets vus mille fois.

Je ne suis pas sûr que mon petit appartement suffira, mais je n’ai rien d’autre à quoi me rattacher. Ma patrie s’est délitée, je n’ai pas de point fixe à regarder tandis que la terre tourne, je sens que soulever une fois de plus les pieds me fera glisser d’un continent, d’un océan. Je suis assis dans la cabine numéro quatorze, seul. Rien ne bouge, on m’attend quelque part, mais je ne sais pas qui, je ne sais pas où. Mécaniquement, j’enfile mes chaussettes et mes chaussures. De nouveaux pieds dans d’anciennes chaussures. Je me lève et mon corps est lourd de détente. J’ai troqué ma fatigue contre une nouvelle inquiétude. Il semblerait que j’ai perdu au change, mais je n’en suis pas totalement convaincu. Au fond de moi, j’ai bien l’impression d’avoir ouvert quelques portes. Seulement, je n’ai découvert derrière que de longs couloirs dont l’exploration me rebute. Je vais terminer mon cheminement doucement, tranquillement, directement. Je remonte les escaliers. La femme de l’entrée n’est plus là. Le guichet est vide. Je ne sais pas où je dois payer ni combien je dois. J’ouvre la porte sur la rue. Le videur a disparu lui aussi. Je reste quelques instants interdit sur le trottoir. La nuit est épaisse. Une station de bus éclaire le trottoir d’en face. Je traverse la rue déserte. Les horaires indiquent qu’un bus de nuit passera dans une heure. Il mène à quelques blocs de mon appartement. Une aubaine, car je n’ai plus du tout envie de marcher. J’attendrai ici comme un chat. Gris et infiniment patient.