Chapitre 5

Bois sec

Résumons la situation, dit mon frère au téléphone, tu as marché pendant deux semaines, mais tu as eu l’impression que ça n’a duré que 2 jours. Tu as rencontré des bûcherons étranges qui t’ont d’abord pris pour une sorte de messie. Puis, tu as vu le sommet de la montagne, enfin des montagnes. Ha, non ça c’était avant. Tu as eu peur, tu as eu une vision. Est-ce qu’à ce moment tu as senti ton pouls s’accélérer, ton souffle s’accélérer. Tu ne te souviens plus ? Bon, ce n’est pas si important. Donc, ensuite, tu es descendu, avec eux, et tu as rejoint un village, dans lequel tu as joué de la musique toute la nuit. Au matin, une femme à qui tu penses souvent et que tu crois croiser régulièrement dans la ville t’a apporté un petit-déjeuner somptueux, de fruits inconnus et elle t’a parlé de la sécheresse du cœur. Tu t’es ensuite fait masser les pieds par une femme qui t’a parlé de ton ex-femme, et des montagnes intérieures qu’il te reste à visiter. Puis tu es rentré chez toi. Tu as repris le travail, ton collègue avait rêvé de toi et il t’a vu en masque. Ensuite, il t’a montré une fabrique de masques tenus par ses pères, si j’ai bien compris, et ensuite ?

Ensuite ?

Ensuite, je lui ai demandé de me montrer des masques. Nous avons traversé l’atelier, ouvert une porte qui avait, je m’en souviens très bien, cinq verrous. Derrière, un petit escalier nous a menés au dernier étage, sous les toits. Devant la porte du grenier, une vieille femme lisait un livre à la lumière d’une énorme bougie. Elle a souri en nous voyant. Nous sommes entrés dans une pièce semblable à celle d’un musée. Il y avait des centaines de masques accrochés aux murs. Et comme il n’y avait pas assez de murs, ils avaient ajouté des paravents pour supporter toute la collection. Les masques étaient magnifiques. Difficile à te décrire, mais laisse-moi essayer. Tu vois la marqueterie ? Quand plusieurs bois sont assemblés, pour former des dessins, des textures, des nuances de couleurs. Ils recherchent un arbre très rare qui ne pousse qu’au sommet de certaines montagnes locales et dont la nuance du bois ressemble à leur teint de peau. Chaque arbre a sa nuance, tout comme chaque humain, et chaque partie d’humain a sa nuance de peau, sa teinte bien à lui. Il existe un marché très prisé qui vend ce bois, mais ce n’est pas un marché aux fleurs ou aux légumes, c’est un marché très privé, il faut prendre rendez-vous longtemps à l’avance, il faut faire partie du cercle d’initiés. Moi ? Non, je suis loin d’être un initié. Je découvre, on m’emmène, on me montre des choses, mais je ne sais pas pourquoi. Parce que je suis curieux. Parce que j’ai de la chance. Parce que je suis taiseux, et patient, que j’écris dans ma tête toutes mes pensées pour plus tard et qu’ils ont peut-être envie de partager leurs secrets. C’est étrange, et à la fois, cela me paraît tout à fait naturel de produire ces objets que je n’ai même plus envie d’appeler masques ; je voudrais bien les appeler visages. Oui, des visages en bois.

Ce n’est pas facile de trouver le bois qui conviendra. Sans bois, pas de masque possible. À croire que tout est dans le bois.

Je marche dans ce grenier, à pas très lents, très mesurés. Iro me dit :

– Merci d’être venu. Et maintenant, regarde celui-là.

Je m’approche d’un masque lumineux. Plus clair que les autres, il reflète la faible lumière qui filtre d’un vasistas poussiéreux. Et là, je te reconnais. Je te vois immobile, dans ton expression, comme une photographie, en trois dimensions, accrochée au mur, l’absence des yeux est encore plus troublante.

Tu étais là, et Iro me dit :

– Il te ressemble celui-là, ce n’est pas tout à fait toi, mais je trouve qu’ils ne l’ont pas trop mal réussi. Imagine-toi que c’est seulement d’après la description de mon rêve qu’ils l’ont conçu ! Impressionnant.

J’en ai donc conclu qu’Iro avait rêvé de toi, pas de moi. Alors je t’appelle.

Mon frère me dit que je pensais trop. Il a raison, il m’arrive trop souvent de rester bloqué à tourner en rond dans des pensées circulaires. Les pensées circulaires ont ceci d’agaçant que l’on repasse sans cesse par le point de départ. Toutes les conclusions auxquelles on peut parvenir nous amènent exactement à n’avoir rien pensé.

Qu’est-ce que ça peut bien me faire, toutes ces histoires de masques ?

Laissez-moi exprimer une idée claire. La solitude. La solitude de la marche, cela n’a pas été compatible avec ma façon d’être. Je crois que j’ai perdu quelque chose en chemin, un morceau de ma conscience ? Non pas vraiment cela. Ou alors, l’ai-je échangé contre un morceau de ma liberté ? De quelle liberté parle-t-on ?

– À quoi penses-tu, demandes Iro, tu trouves que c’est étrange ? Je te comprendrais si tu trouvais cela étrange, mais ne t’inquiètes pas, cela arrive souvent ici.

– Non, Iro, ce n’est pas le problème. Je me demande simplement pourquoi tu as rêvé de mon frère. Je ne cherche pas à comprendre la raison technique qui t’a apporté son visage jusqu’à ton rêve. Peut-être était-ce une photo, un dessin, peut-être as-tu compris dans certaines de mes paroles, inconsciemment, que j’avais un frère, et dans mon regard as-tu vu que j’avais vu de nombreuses années les contours de son visage ? Peut-être as-tu vu dans mes yeux le regard que je lui porte et qui l’a façonné lorsque nous étions jeunes, moi qui te prend pour mon frère d’ici, Iro. Mon frère étranger.

– Alors à quoi penses-tu ?

– Je me demande pourquoi. Pas comment. Pourquoi tu rêves de lui. Je m’imaginais une conversation avec lui, au téléphone, j’imagine ce qu’il me répondrait si je lui parlais de toi. Serait-il jaloux ? Aurait-il envie de venir ici et de marcher dans la forêt avec moi ?

– Pourquoi ? Tu veux y retourner ?

– Oui.

– Mais pour quoi faire ? Tu n’en as pas eu assez lors du premier voyage ? N’as-tu pas compris que ce n’était pas un endroit pour toi ?

– Non, ça je ne le comprends pas. Je l’ai bien entendu, mais je ne peux pas croire qu’il n’y ait rien pour moi là-bas. Un voyage unique dans un lieu ne permet rien. Un voyage improvisé, sans recherche, sans idée, sans compagnon...

– Non

– Si. Tu le dois. Il faut aller là-bas.

– Que crois-tu que tu vas y trouver ? Un sens à la vie ?

– Je ne sais pas, mais écoute moi bien : j’ai d’abord été entraîné vers cette Petite Verte sans raison. Depuis que j’y ai mis les pieds, je me sens différent. Une forme de porosité s’est ouverte en moi. Je me sens plus léger. J’étais arrivé si lourd ici, qu’un rien m’allège, c’est vrai. Mais c’est différent de ce que j’étais avant. Comme si une nouvelle personne poussait en moi, une personne qui n’est pas une autre personne. Qui est encore moi, mais pas moi tout à fait. Ces deux personnes semblent vouloir cohabiter. Enfin, je le crois. Il y a suffisamment de place en moi.

– Tu découvres ce que nous apprenons petits grâce aux masques. Les masques sont de simples outils que nous fabriquons pour nous rappeler que nous sommes plusieurs. Il faut apprendre à vivre avec nos plusieurs. Ce n’est pas facile, car chacun possède sa logique, et lorsqu’elles sont incompatibles, les combats internes peuvent être déchirants et provoquer des comportements … un peu étranges.

– Tel que ?

– Tel que ce que tu as vécu dans la forêt, l’absorption du temps par un masque en toi, qui lui a bien vécu ces deux semaines, mais qui ne t’a laissé aucune place pour toi. Ou comme ce frère dont tu me parles, qui n’existe peut-être pas.

– Pourquoi dis-tu que je n’ai pas de frère ? Ce n’est pas parce que je ne t’en ai jamais parlé qu’il n’existe pas.

– Oui peut-être...Quel est son nom ?

Soudain, je ne sais pas répondre. Je pense, mais la question résonne dans mon cerveau comme dans une caisse en bois vide. Je finis par dire mon prénom. Iro se veut rassurant. Non, je ne suis pas fou. Je suis en train de donner naissance à des masques qui vivent en moi. Il ne faut pas avoir peur de la folie, car ce n’est que le nom que donnent les hommes qui ont peur d’explorer leur conscience. Puis Iro me dit en souriant :

– D’accord, je t’accompagnerai. Tu as fait trop de chemin pour te perdre maintenant. Nous partirons demain matin, à l’aube. Va te reposer, je passe te chercher à 5h.

Je suis heureux et un peu déboussolé par cette nouvelle. Ne pas savoir pourquoi il souhaite m’accompagner me trouble légèrement. Quel intérêt pour lui de parcourir ce chemin très long ? C’est un ami, oui, presque un frère.

Je marche dans la ville, à pas lents. Personne ne m’attend chez moi, si je marche vite, je serai trop vite chez moi. Je profite de la nuit qui tombe lentement. Au loin la Petite Verte nous observe. Je fixe le sommet. Comment la ville a-t-elle pu être invisible de là-haut alors que le sommet est si clair d’ici ? Je ressens ce grand décalage en moi, entre ce que je vois et ce que j’ai vécu. J’ai marché, mais ai-je marché sur cette montagne-là ? Ma raison me dit non, c’était un autre ailleurs. Pas simplement l’ailleurs que je vois d’ici, mais un ailleurs plus profond. On ne visite pas la Petite Verte, on ne se promène pas là-bas. Cette image devant moi, ce n’est pas réellement la Petite Verte, mais une image, une projection, de l’idée d’une montagne. Le voyage lui-même n’a pas vraiment lieu dans cette carte postale, on n’entre ailleurs lorsque l’on franchit une certaine ligne. Est-ce progressif ? Ou est-ce qu’il y a un pas de plus, un pas de moins, entre le moment où l’on quitte le visible, le « vu d’ici ».

Les rues sont calmes. Est-ce une soirée spéciale ? Il est simplement tard, nous sommes en semaine, les habitants sont tranquillement chez eux, dans un bain fumant, assis dans un grand canapé à lire un roman ou à faire l’amour dans des draps de lin. Les enfants jouent dans leur chambre, certains révisent leur leçon de piano ou jouent avec des figurines et des animaux en bois. Bientôt, il faudra se laver les dents et se laisser prendre dans les bras de la nuit. J’arrive à mon immeuble. Je ne croise personne. Il pourrait être inhabité, abandonné, je pourrais être un squatteur, un voleur, un percepteur, cet immeuble tout en entier ne m’en serait pas moins étranger. Je retrouve enfin mon appartement. Cet appartement presque vide, dans lequel je ne me sens pas plus à l’intérieur que lorsque j’étais encore dans le couloir. Un appartement sans intérieur. Je ne sais plus ce qu’avoir une maison veut dire. Cela ne veut pas dire avoir une porte dont on a la clé ni un lit dans lequel on est le seul à dormir. Je ne me soucie plus trop de cela, en m’endormant doucement, sans m’être même déchaussé.

À cinq heures, comme promis la veille, Iro sonne à mon appartement. Je suis déjà prêt. J’ai préparé un sac plus conséquent, j’ai pris de quoi dessiner, des provisions plus variées, quelques habits de rechange. J’ai pris aussi un collier que j’avais trouvé un jour dans le métro, dans l’idée de l’offrir à cette femme généreuse du petit-déjeuner. Iro n’a rien pris. Je lui demande pourquoi, il me dit qu’il compte voyager léger. Derrière lui, une moto que je ne lui connaissais pas. Il ajoute avant de démarrer l’engin : « Je vais te faire découvrir un coin sympa, on devrait pouvoir arriver avant le déjeuner. » Puis il lance le moteur d’un grand coup de kick. La moto, encore chaude, démarre immédiatement. Il me tend un casque couleur bronze. Avec ça sur la tête, j’ai l’air d’un légionnaire romain. Il monte en premier et me fait signe de grimper. Je suis étonné par le confort du siège en cuir, bien large et matelassé. Il démarre et nous voilà déjà, flottant sur les routes, à l’aube naissante. L’air frais de la nuit s’échappe en nous caressant les jambes. Les lampadaires de la ville s’éteignent par endroits, je reconnais les rues que j’ai arpentées. Comme tout ce chemin me paraît petit maintenant que je me suis accroché à ce wagon pétaradant ! Le jour est tout juste levé quand nous atteignons les longs chemins qui bordent la ville. Nous nous arrêtons pour boire un thé dans une toute petite bicoque en bord de route.

– Toi, tu as continué tout droit ? me demande-t-il.

– Oui, en effet.

– Tu es passé par le village musical des travailleurs de bois, c’est un très ancien village. Aujourd’hui, nous allons passer par un autre chemin, plus petit, et entrer plus vite dans la forêt. Ça risque de se secouer un peu, car la route est mauvaise, mais je n’irai pas trop vite.

Nous repartons, et quelques centaines de mètres plus loin, Iro ralentit et tourne dans un champ qui borde la route. On distingue à peine un chemin, mais il est là, signalé par des petits panneaux de bois qui indiquent des chiffres qui me paraissent sans aucune signification. « À quoi servent ces chiffres ? » demandé-je à Iro. « Je crois que ce sont juste des indications spirituelles, le nombre d’esprits qui ont été vus ou quelque chose comme ça. »

Quelque chose comme ça. Combien d’esprits as-tu vu, Iro ? Je n’ose pas lui demander. Je pense qu’il se moque de moi et que ça lui fait du bien. Dans une heure, il m’annoncera qu’il n’y a rien à voir et que nous rentrons à la maison. Il en serait bien capable. C’est le genre à monter de longs stratagèmes pour se rire de ces collègues au travail. Mais avec moi, c’est différent, je décide de le croire. Des esprits de la forêt, qui sont-ils ? Je finis par lui demander : « Les bûcherons de la forêt, tu les comptes dans les esprits ? » « Bien sûr! répond-il. Personne ne coupe plus du bois. Il ne reste plus que les esprits errants des bûcherons anciens... » « Mais tout ce bois, lui réponds-je, il vient bien de quelque part ? » « Ce ne sont que des sculptures anciennes, plus rien n’est produit dans cette région, les arbres sont protégés. »

Je me demande combien de fois Iro a emprunté ce chemin. Il a l’air d’en connaître chaque anfractuosité, je sens qu’il contrôle avec précisions l’endroit exact où le pneu touche le sol.

Nous arrivons au bout du chemin sur lequel nous roulons depuis au moins une heure. Face à nous, la végétation forme comme un mur, qui cache le début réel de la montagne. Nous ne pouvons plus contourner ou tenter d’aborder la question différemment, il n’y devant nous qu’une voie, la montée. Le jour est faiblard. Une purée de nuages bas poissent une lumière verdâtre. Une impression glauque m’encadre la vision, contraint ma pensée à des idées vaseuses. L’excitation du départ est teintée lourdement par cette ambiance mélancolique. Iro coupe le moteur.

– Nous allons déjeuner ici.

Je ne réponds pas. Je voudrais dire que peu m’importe si nous mangeons. Je ne sais plus pourquoi je suis là. Nous pourrions aussi bien rentrer. Il dit :

– Tu as l’air malade. »

– Non, je suis juste un peu triste. Un sentiment diffus, qui n’est peut-être dû qu’à ce temps maussade.

– Ça va passer quand je vais te présenter mes amis.

– Ici ? Tu as des amis ?

– Oui dans la maison qui est là derrière, me répond-il en pointant son index vers un énorme bosquet.

– Allons-y, dis-je, incrédule.

Nous contournons à pied le bosquet, et effectivement, une maison en bois clair se cache derrière, discrète comme un terrier. C’est une petite bicoque de plain-pied, tout de bois construit. Les fenêtres et la porte sont peintes d’un rouge vif et clair. La porte d’entrée s’ouvre. Un homme de petite taille, d’âge moyen, le sourire illuminé crie « Iro ! Il y a combien de temps ? » L’homme se retourne et crie quelque chose que je n’entends pas vers l’intérieur de la maison. Des bruits de pas, des cris de réjouissances, deux petites filles, autour de 10 ans, sortent exultant d’une joie qui les a saisies dans l’instant, et rayonnent tout à coup sur nous comme un soleil qui aurait percé les nuages hagards. Iro les prend tour à tour dans ses bras, les faisant tournoyer. J’observe, elles sont curieuses, l’homme aussi. Iro me présente comme un chasseur de masque. Je ne suis pas sûr de comprendre. Je ne relève pas. C’est ainsi qu’il me voit, un chasseur de masque. Il n’a pas tort. Je ne sais pas ce que ça veut dire exactement, mais je sens que je cherche en moi de nouveaux visages.

Le père s’appelle Badi.

– Nous habitons ici depuis dix ans. Lorsque les filles sont nées. Leur mère est morte en couche. Je n’ai pas eu le courage de rester avec sa famille. J’ai prétendu que nous partions à l’étranger. Je suis venu d’abord dans le village de Haat. J’étais menuisier. J’ai découvert ce bout de terre ignorée de tous, j’y ai construit notre maison.

– De quoi vivez-vous ?

– Je chasse, je construis des meubles en bois pour les villageois qui le souhaitent. Certains les vendent en ville. J’enseigne à mes filles. Elles sont jumelles, ça ne se voit pas, mais elles sont bien nées le même jour, je peux l’attester, dit en riant.

Et nous rions tous les trois. Je demande :

– Comment vous êtes-vous rencontrés ?

– Iro et moi nous étions à l’école ensemble. Quand j’ai voulu partir de la ville, il m’a parlé de son oncle qui vivait à Haat. Il est mort à présent, mais à l’époque c’est lui qui m’a aidé.

– Mais alors, Iro, tu es de Haat toi aussi ?

– J’y suis toujours allé, mais je suis né dans la ville. C’est un terrain de jeu ici pour moi, je viens souvent.

– Je préparais des perdrix pour le déjeuner, vous vous joignez à nous ?

– Bien entendu, réponds-je.

Je sens bien que ce n’est pas simplement un arrêt chez un ami pour déjeuner. Qu’est-ce que Badi va me révéler ? J’attends le moment où il me racontera quelque chose sur ma vie, ou il me montrera sa collection de masques, ou me parlera des bûcherons qui existent ou n’existent pas. En attendant de connaître la surprise d’Iro, je mange de la perdrix en ouvrant grand mes yeux pour faire rire les fillettes. Je parle peu. J’écoute.

J’écoute le silence de la forêt. Qu’est-ce que de vivre ici, au pied même, exactement au pied, d’une montagne verte qui récèle des secrets ? Sont-ce encore des secrets après toutes ces années à vivre près d’elle, à s’en nourrir, à l’explorer ? Badi me répond :

– J’évite d’y aller trop.

Je n’en saurai pas plus. Je lis dans le regard d’Iro qu’il voudrait insister, mais qu’il ne préfère pas provoquer son ami. Je n’ai pas peur de le pousser un peu, alors je dis:

– Je comprends, j’y ai passé un peu de temps.

– Oui. Cela se voit, me répond-il.

– Cela se voit à mon regard ?

– Cela se voit à ton regard. Oui.

Je pense qu’il ne veut pas vraiment me dire pourquoi cela se voit. Le sait-il lui-même ? Iro prend la parole, s’adressant à Badi :

– Mon ami pense que je l’ai amené ici pour une raison particulière. Laquelle, d’après toi ?

Badi pense. Il s’enfonce clairement dans un dédale de pensées. Ses filles le regardent d’un œil presque inquiet. Juste quand je pense qu’il ne répondra jamais, il dit :

– Je pense que ton ami serait intéressé de savoir qu’il existe, derrière cette maison, une grotte.

– Oui, c’est intéressant en effet, répond Iro, qui apparemment ne le savait pas lui-même.

– Cette grotte, continue Badi, nous l’avons découverte il y a quelques mois à peine, alors que je poursuivais un petit cochon sauvage qui mangeait mes récoltes. Il s’est enfui dans la grotte et je l’y ai suivi un peu, mais j’ai abandonné la course, faute de lumière, et aussi, parce que j’avais peur.

– Tu avais peur de quoi, Badi ?

– À mesure que j’avançais, je sentais les murs s’éloigner de moi. La grotte est de plus en plus grande. Je me sentais minuscule et quand j’ai senti que si je n’étais pas plus grand qu’une fourmi, j’ai détalé.

– Et le cochon ?

– Le cochon… nous avons fini par le manger. Haha ! Le cochon avait fini par avoir peur lui aussi, et à peine sortis de la grotte que nous étions nez à groin. J’avais un peu moins peur de lui. Et ça c’est mal fini… pour lui.

Il marque un temps. Il attend la question qui va suivre, question évidente qui est suspendue dans l’air de la cuisine, dans les murs, le toit, la cheminée. Personne ne veut la poser, mais une des deux fillettes dit :

– J’ai rêvé cette nuit qu’il y avait un lac dans la grotte.